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Le mythe de Judith : quand la superstition guide la stratégie israélienne

L’armée israélienne, réputée pour sa puissance technologique et sa supériorité tactique, semble parfois guidée par des croyances héritées de récits antiques, bien plus que par une lecture rationnelle des dynamiques de la guerre contemporaine. Parmi ces mythes structurant l’imaginaire collectif israélien, celui de Judith et Holopherne, tiré de la tradition d’Hanouka, exerce une influence symbolique tenace – voire déconcertante – sur la conception israélienne de l’élimination ciblée des chefs militaires ennemis.

Le récit fondateur : Judith, Holopherne et la décapitation salvatrice

Dans la tradition juive, Judith est une prêtresse héroïque qui, au prix de sa vertu et par un acte de séduction et de ruse, parvient à enivrer puis décapiter Holopherne, général de l’armée assyrienne. Sa mort provoque la panique et la déroute de ses troupes. Ce récit, chargé d’héroïsme, d’astuce et de foi, a forgé un archétype puissant : la décapitation du commandement ennemi entraîne la chute inéluctable de l’ensemble de la structure militaire adverse.

Ce schéma mental s’est perpétué, inconsciemment ou non, dans les pratiques israéliennes d’assassinats ciblés. Depuis plusieurs décennies, Tsahal et le Mossad ont multiplié les opérations de liquidation de figures militaires ou politiques ennemies, qu’il s’agisse de chefs palestiniens, libanais, iraniens ou syriens. Ces actes sont souvent présentés comme des “victoires stratégiques”, visant à affaiblir durablement les organisations adverses.

Mais cette approche, largement inspirée d’une pensée magique, montre aujourd’hui ses limites.

Une croyance déconnectée de la réalité des guerres modernes

L’idée que la mort d’un chef entraînerait la désintégration d’une armée ou d’un mouvement repose sur une lecture profondément hiérarchique et centralisée des structures ennemies – lecture souvent erronée. Les mouvements politico-militaires contemporains, notamment les groupes de résistance ou les milices insurgées, fonctionnent selon une logique réticulaire et cellulaire. La perte d’un leader, aussi charismatique soit-il, n’implique nullement la désorganisation générale de l’appareil militaire.

Au contraire, l’élimination d’un chef expérimenté peut libérer l’espace pour l’émergence de figures plus jeunes, plus radicales, plus agiles, et souvent mieux adaptées aux formes actuelles de la guerre asymétrique. Dans ce sens, l’assassinat ciblé peut être une erreur stratégique, provoquant une mutation plutôt qu’un affaiblissement.

Les exemples récents abondent : après l’assassinat de Qassem Soleimani par les États-Unis, les capacités opérationnelles de l’axe de la résistance chiite n’ont pas été réduites ; elles ont même gagné en coordination. De même, la liquidation de dirigeants du Hamas ou du Jihad islamique n’a pas tari leur capacité de mobilisation ou de riposte.

Un parallèle ironique : l’armée française et le cas Gamelin

Pour souligner l’absurdité de cette croyance dans l’effet miraculeux des assassinats, on pourrait invoquer un contre-exemple saisissant : le général Maurice Gamelin, commandant en chef de l’armée française au début de la Seconde Guerre mondiale. L’incapacité de Gamelin à comprendre la nature nouvelle de la guerre mécanique, son attachement dogmatique à la ligne Maginot et son aveuglement stratégique ont précipité la déroute française de 1940.

Si Hitler avait eu la mauvaise idée d’assassiner Gamelin en 1939, il aurait peut-être offert à la France une chance de se réorganiser sous un commandement plus moderne, plus réactif, et ainsi évité à l’Allemagne une victoire aussi facile que courte.

Loin de produire l’effet escompté, la disparition d’un chef médiocre peut être salvatrice pour ses ennemis.

Une stratégie d’usure, pas de miracle

Ce que révèle cette obsession israélienne de la “décapitation” par l’assassinat ciblé, c’est une confusion entre le symbolique et l’opérationnel. Il est certes possible, dans certains cas très particuliers, qu’un chef unique concentre à lui seul l’essentiel du savoir stratégique et du commandement opérationnel. Mais ces cas sont rares, et encore plus rares sont les fois où sa disparition entraîne un effondrement durable de l’ennemi.

La guerre moderne, surtout lorsqu’elle est asymétrique, est un processus d’usure, d’adaptation, de renouvellement, et non un théâtre tragique où un héros ou un tyran meurt et change le cours de l’histoire d’un seul coup d’épée.

Conclusion : le retour du mythe dans les temps modernes

Israël, malgré ses prouesses technologiques, reste parfois prisonnier d’un imaginaire archaïque, nourri de récits religieux et de glorification de la ruse létale. L’histoire de Judith, admirable sur le plan littéraire et symbolique, ne devrait pas servir de boussole stratégique dans une époque où la guerre est polymorphe, persistante, et rétive à toute solution magique.

Croire que l’assassinat d’un chef transforme une armée en poussière, c’est méconnaître la résilience des peuples, des causes, et des mémoires. Et c’est aussi, parfois, créer involontairement les conditions de son propre échec.



Par Belgacem Merbah



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