Dans les méandres obscurs du renseignement marocain, un nouvel épisode – pathétique autant que révélateur – vient s’ajouter à la longue liste des manœuvres malhabiles d’une institution plus adepte du bricolage politique que de la stratégie éclairée. La Direction générale des études et de la documentation (DGED), visiblement désorientée par les échecs diplomatiques répétés du royaume sur le dossier sahraoui, s’est aventurée à fabriquer de toutes pièces un prétendu document syrien. Celui-ci devait accréditer l’idée d’une connivence entre le Front Polisario et la République islamique d’Iran – une alliance fantasmatique, taillée sur mesure pour provoquer l’indignation internationale.
Mais cette tentative d’associer le mouvement sahraoui à Téhéran ou au Hezbollah ne relève en rien de la nouveauté. Le Maroc s’emploie depuis des années à peindre le Polisario sous les traits d’un groupe infréquentable, dans l’espoir de le faire passer pour une organisation terroriste. Cette stratégie d’intoxication, répétitive et désespérée, découle d’un constat d’impuissance : Rabat est à court d’arguments dans un conflit où le droit international, lui, est limpide – il consacre le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination, et reconnaît en le Polisario son seul représentant légitime.
La falsification grossière de ce faux document syrien ne saurait donc être isolée de cette vaste campagne de délégitimation. Elle s’inscrit dans une opération d’influence plus large, destinée à manipuler l’opinion internationale. Dans ce dessein, certains relais ont été activés : des sénateurs américains et britanniques ont ainsi servi de porte-voix à une publication sur mesure, commanditée à Zineb Riboua – affiliée au Hudson Institute – qui s’est livrée à une démonstration biaisée et truffée de contrevérités, prétendant que le Polisario relèverait du terrorisme.
Cette tentative laborieuse de renverser le récit, à défaut de pouvoir altérer la réalité, traduit moins une volonté de convaincre que la panique d’un État aux abois, prêt à toutes les contorsions intellectuelles pour maquiller une colonisation qui ne dit pas son nom. Mais l’élégance des faux ne résiste jamais à la rigueur des faits. Et le monde commence à s’en apercevoir.
Le détail qui trahit l’artifice
Le subterfuge aurait pu berner les non-initiés. Mais un détail, minuscule en apparence, a suffi à faire voler en éclats le mensonge savamment cousu : l’usage des chiffres… arabes. Pas ceux utilisés dans le monde arabe. Non. Les chiffres dits « arabes » occidentaux, ceux que nous utilisons tous les jours : 1, 2, 3, etc.
Or, en Syrie, comme dans la majeure partie du Machrek, les chiffres usités dans les documents officiels sont dits hindis (٠ ١ ٢ ٣ ٤ ٥…), familiers à tout observateur sérieux du monde arabe. Cette dissonance graphique trahit non seulement l’origine douteuse du document, mais surtout l’ignorance crasse de ceux qui l’ont conçu. Une erreur d’écolier, un faux qui sent la précipitation et la panique à plein nez.
La panique d’un État aux abois
Pourquoi tant de précipitation ? Pourquoi cette hâte fébrile à produire un faux document pour tordre le fil du réel et imposer un récit fabriqué ? Parce que la stratégie marocaine, épuisée par des années de duplicité diplomatique, vacille désormais sur ses fondations. À l’international, Rabat ne parvient plus à rallier les soutiens escomptés. L’Union africaine, dans sa majorité, demeure fidèle au principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et continue de soutenir la cause sahraouie. Nombre d’États d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique maintiennent leur reconnaissance de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Et dans les rues du monde, la société civile se réveille, de plus en plus indignée par le silence complice qui entoure les violations des droits humains dans les territoires occupés.
Face à ce désaveu croissant, Rabat cherche l’éclat. Le coup de théâtre médiatique. On agite l’Iran comme une menace, on invente un axe Tindouf-Téhéran, dans l’espoir de rallier les puissances occidentales autour d’un ennemi commun supposé. On fantasme des alliances pour détourner les regards, pour masquer une réalité qu’aucun stratagème ne parvient plus à voiler.
Mais la vérité, elle, n’a que faire des effets de manche. Elle n’a pas besoin d’artifices. Elle demeure, droite et nue, insensible aux manœuvres. Ce document falsifié n’est pas seulement un faux maladroit : il est le reflet d’un système à bout de souffle, d’un pouvoir englué dans ses contradictions, acculé par sa propre incapacité à offrir une solution juste et conforme au droit.
L’affolement marocain s’explique aussi par un développement plus récent, bien plus embarrassant pour Rabat : l’initiative américaine de relancer le processus politique autour du Sahara occidental. Washington a exigé que le Maroc détaille enfin son fameux plan d’autonomie – et surtout, qu’il le rende compatible avec le droit international. En d’autres termes, y inclure le droit, pour le peuple sahraoui, de choisir l’indépendance. Une exigence intolérable pour un régime qui a toujours voulu imposer son emprise sans débat.
Dès lors, une seule échappatoire s’offre à lui : disqualifier le Polisario, le frapper d’anathème, le faire passer pour une organisation terroriste. C’est là l’ultime parade pour torpiller un processus politique que le Maroc ne maîtrise plus. Mais à trop forcer le récit, on finit par dévoiler sa propre faiblesse. Et dans cette course éperdue au discrédit, Rabat ne fait que précipiter l’échec de sa propre narration.
Un amateurisme dangereux
Que la DGED s’abaisse à ce genre de forfait est déjà inquiétant. Qu’elle le fasse avec un tel degré d’amateurisme relève du tragique. Car si les barbouzes de Rabat sont incapables de distinguer les chiffres utilisés à Damas de ceux de Casablanca, que penser du sérieux de leurs « enquêtes » ? Que vaut leur parole dans les enceintes internationales ? Comment accorder du crédit à une institution qui, pour discréditer un adversaire, s’en remet à un fichier Word truffé d’erreurs culturelles ?
L’affaire des chiffres ne serait qu’un détail cocasse si elle ne révélait pas un mépris profond pour l’intelligence collective, une sous-estimation grotesque de l’opinion publique, et une volonté manifeste de manipuler à tout prix. Mais les temps changent. Les faux ne tiennent plus face à l’œil averti des observateurs. Le monde n’est plus dupe.
Et la DGED ferait bien de revoir sa copie – et d’apprendre, au passage, quels chiffres on utilise à Damas.
Ainsi se referme le rideau sur un épisode révélateur d’une stratégie qui s’effondre sous le poids de ses propres artifices. En tentant de forger un faux document syrien, la DGED n’a pas seulement signé un acte de manipulation : elle a exposé, au grand jour, la panique d’un État qui ne parvient plus à maquiller l’impasse dans laquelle il s’est lui-même enfermé. Loin de renforcer sa position, cette tentative grossière n’a fait que souligner l’essoufflement d’une diplomatie fondée sur le déni, l’esquive et la falsification.
Le recours à la peur, à l’agitation sécuritaire, à l’épouvantail iranien, ne saurait suffire à effacer les principes de droit international qui guident, depuis des décennies, la lutte du peuple sahraoui pour son autodétermination. Ni les documents truqués, ni les relais médiatiques dociles, ni les rapports biaisés commandés à des officines idéologiques ne pourront faire disparaître cette évidence : le temps des faux-semblants touche à sa fin. Et face à la vérité, même les narrations les mieux ficelées finissent par se dissoudre.
Par Belgacem Merbah
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