Les débats récents sur la suppression des accords franco-algériens de 1968, relancés par des figures politiques françaises telles que Bruno Retailleau, Éric Ciotti et Xavier Driencourt, suscitent une réflexion approfondie sur leurs implications réelles. Derrière un discours de fermeté migratoire, les partisans de cette suppression semblent ignorer ou méconnaître les raisons historiques et stratégiques ayant conduit à leur adoption.
Loin d’être un texte facilitant l’immigration algérienne, ces accords sont en réalité restrictifs, comme l’a démontré l’historien Benjamin Stora (Stora, 1999). Paradoxalement, leur dénonciation unilatérale par la France pourrait rétablir les dispositions des accords d’Évian de 1962, qui garantissaient la libre circulation des personnes entre l’Algérie et la France. Une telle évolution représenterait un véritable retournement de situation, remettant en question la politique migratoire française et exposant le pays à des conséquences diplomatiques et économiques inattendues.
1. Le Cadre Historique des Accords de 1968 : Un Texte Restrictif Plutôt que Privilégiant
Les accords franco-algériens du 27 décembre 1968 ont été signés dans un contexte postcolonial marqué par la nécessité de réguler les flux migratoires tout en préservant des liens étroits entre les deux pays. Contrairement à certaines idées reçues, ces accords ne confèrent pas de privilèges excessifs aux Algériens, mais établissent des conditions spécifiques d’accès et de séjour, encadrées par des quotas et des procédures administratives plus strictes que pour d'autres nationalités extra-européennes (Stora, 2001).
L’un des objectifs principaux de ces accords était de limiter une immigration massive en introduisant des titres de séjour temporaires et en encadrant l’accès au marché du travail. Ainsi, loin d’être un facteur d’augmentation de l’immigration, ces accords l’ont au contraire régulée et contenue.
2. Le Risque Juridique et Diplomatique : Un Retour aux Accords d’Évian de 1962 ?
Ce que les partisans de l’abrogation des accords de 1968 semblent ignorer, c’est que leur suppression pure et simple ne signifierait pas un durcissement des conditions d’entrée des Algériens en France. En effet, sans ces accords, le texte légal de référence redeviendrait celui des accords d’Évian de 1962 (Frémeaux, 2012).
Or, ces derniers garantissaient la libre circulation des personnes entre la France et l’Algérie, un régime bien plus favorable que celui imposé par les accords de 1968. En d’autres termes, si la France décide unilatéralement d’annuler ces accords, les Algériens pourraient entrer en France sans visa, simplement avec un cachet de la Police aux Frontières (PAF). Ce scénario inattendu mettrait en péril toute la logique restrictive prônée par certains hommes politiques français.
Cette perspective serait un véritable coup de théâtre politique, permettant aux Algériens de revenir à un régime de mobilité largement plus avantageux, ce qui serait à l’opposé des objectifs des politiciens hostiles à l’immigration algérienne.
3. L’Impact Économique d’une Suppression des Accords : Un Boomerang pour les Entreprises Françaises
Si les débats autour de la dénonciation des accords de 1968 portent principalement sur des enjeux migratoires, il est essentiel d’en mesurer les conséquences économiques.
3.1. Le Risque pour les Entreprises Françaises en Algérie
En cas de suppression des accords de 1968 par la France, l’Algérie pourrait choisir de maintenir ses propres restrictions vis-à-vis des ressortissants français, notamment en durcissant l’octroi des visas pour les hommes d’affaires et les travailleurs français (Saïdani, 2020).
Un tel revirement aurait un impact direct sur les nombreuses firmes françaises opérant en Algérie, qui dépendent du renouvellement régulier des visas pour leurs employés et cadres expatriés. En durcissant ses conditions d’octroi de visas, Alger mettrait en difficulté ces entreprises, pouvant aller jusqu’à les contraindre à quitter le marché algérien.
3.2. Un Marché Algérien Convoité par d’Autres Puissances
Le marché algérien est aujourd’hui convoité par plusieurs grandes puissances, notamment la Chine, la Turquie et la Russie, qui multiplient les investissements dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, les infrastructures et la défense (Benchenouf, 2021).
Si la France venait à rompre ces accords, il suffirait d’un simple changement de cap diplomatique pour qu’Alger se tourne vers ces partenaires en leur accordant les opportunités économiques aujourd’hui détenues par les entreprises françaises. Cette évolution serait particulièrement préoccupante dans un contexte de guerre économique mondiale, marqué par la montée en puissance de la Chine et les tensions croissantes entre l’Europe et la Russie (Bourget, 2022).
3.3. L’Erreur Stratégique des Partisans de la Suppression
Les dirigeants d’entreprises françaises, bien que peu loquaces sur cette question, savent que des figures politiques comme Éric Zemmour, Marine Le Pen ou Bruno Retailleau vont à l’encontre des intérêts économiques de la France.
Les intérêts économiques français en Algérie sont majeurs, notamment dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications, des infrastructures et de la grande distribution. Une politique de rupture avec Alger ouvrirait un boulevard aux investisseurs étrangers, au détriment de la présence économique française.
Conclusion : Une Politique Contre-productive et un Pari Risqué
L’idée de dénoncer unilatéralement les accords de 1968 relève d’une approche idéologique et populiste, déconnectée des réalités diplomatiques et économiques. Les conséquences d’une telle suppression seraient désastreuses pour la France, qui risquerait :
- Un retour à la libre circulation des Algériens en vertu des accords d’Évian de 1962, contredisant les objectifs affichés des partisans de la fermeture des frontières.
- Une détérioration des relations franco-algériennes, avec un durcissement des conditions de visas pour les Français se rendant en Algérie.
- Un affaiblissement de la présence économique française en Algérie, au profit d’autres puissances émergentes.
L’histoire et la géopolitique montrent que les relations franco-algériennes ne peuvent être traitées à travers le prisme d’un débat électoraliste et populiste. Une approche rationnelle et stratégique s’impose, sous peine pour la France de se tirer une balle dans le pied et de perdre un partenaire crucial dans un monde en pleine mutation.
Belgacem Merbah
Références
- Benjamin Stora, La Gangrène et l’Oubli: La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1999.
- Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), Paris, La Découverte, 2001.
- Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie : Cent cinquante ans d’histoire ininterrompue, Paris, Fayard, 2012.
- Ahmed Saïdani, Les relations franco-algériennes : Entre tensions politiques et interdépendance économique, Alger, Casbah Éditions, 2020.
- Bachir Benchenouf, L'Algérie et les nouvelles routes de la soie, Alger, ENAG Éditions, 2021.
- Pierre Bourget, Géopolitique de la France face aux puissances émergentes, Paris, Éditions du Seuil, 2022.
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