Il faut une singulière naïveté — ou une méconnaissance chronique des mœurs politiques locales — pour avoir cru que le déplacement de l’équipe nationale algérienne de football à Rabat se déroulerait dans la simple bienséance sportive. Ceux-là ont mal relu l’histoire, confondu la géographie avec le folklore et sous-estimé le talent du « Royaume de Marrakech » lorsqu’il s’agit de métamorphoser un rendez-vous sportif en laboratoire de provocations savamment dosées.
Longtemps barricadé derrière un essaim de mouches zélées, bruyantes et porteuses de tout sauf de fair-play, le royaume a fini par franchir un cap : ne plus se contenter d’élever le bourdonnement, mais devenir lui-même insecte, vrombissant, envahissant, et singulièrement plus habile à irriter qu’à organiser.
Rien, bien entendu, ne fut improvisé. L’affaire était en gestation depuis des mois, mijotée à feu doux avec l’aide de renégats occasionnels et de commerçants de dignité à prix cassés. La bassesse, ici, ne relève pas de l’accident : elle tient lieu de doctrine.
Le premier acte de ce feuilleton sombre s’est joué dès l’hôtel de résidence. Dans le hall feutré d’un établissement prétendument luxueux, les « maîtres des lieux » ont déclenché une tempête médiatico-politique autour d’un drame d’une gravité métaphysique : une photographie du roi Mohammed VI aurait été — ô sacrilège — partiellement dissimulée par un rideau. Il n’en fallut pas plus pour que l’administration de l’hôtel se découvre une vocation inquisitoriale, adressant à la délégation algérienne un avertissement solennel, l’accusant d’avoir couvert le « visage » royal et la sommant de ne plus jamais récidiver, sous peine de sanctions. Car ici, l’image du souverain ne se regarde pas : elle se vénère, elle ne tolère ni ombre ni étoffe.
À ce jour, nul ne sait comment la photographie fut dissimulée, par qui, ni même si le rideau incriminé n’a pas simplement obéi à une brise capricieuse. Mais peu importe les faits : l’accusation, fidèle à une tradition bien rodée, fut lancée sans preuve contre les Algériens. Le reste suivit naturellement. Le bourdonnement commença. Et comme toujours, il s’installa.
Le Makhzen aime à se présenter comme l’élève appliqué des grandes écoles de la provocation moderne, imitant les méthodes de fabrication du conflit et de la tension permanente. En vérité, il n’en est qu’un imitateur maladroit, condamné à accuser ses adversaires de ses propres vices, se dénonçant à chaque geste plus sûrement qu’il ne dénonce quiconque.
Il y a quelques mois à peine, en novembre dernier, l’ambassadeur permanent du « Royaume de Marrakech » au Conseil de sécurité, filmé à New York sous les yeux du monde, s’était permis d’effacer de sa main le drapeau algérien avant une déclaration officielle. L’image avait parcouru la planète, partagée par des milliers de sites, observée par des dizaines de millions de spectateurs oscillant entre l’étonnement et la moquerie. Pourtant, dans un hôtel marocain bardé de caméras et d’angles morts surveillés, il devient soudain impossible de produire la moindre preuve visuelle de l’acte prétendument commis par un Algérien. Étrange miracle technologique.
Le boxeur américain Joe Frazier — seul homme à avoir terrassé Muhammad Ali par K.O. en 1971 — fut un jour interrogé sur la créature qu’il redoutait le plus après avoir vaincu tous les géants du ring. Sa réponse fut d’une lucidité désarmante : « Le chien enragé, parce qu’on ne sait ni d’où il attaque, ni comment. »
Chaque succès du onze algérien semble confirmer cette maxime. Plus le match se déroule sans incident, plus l’arsenal de la provocation s’abaisse. Il ne s’agit plus seulement de troubler la concentration sportive, mais d’alimenter une hostilité diffuse chez une partie d’une population elle-même otage du spectacle. Une population à laquelle le chef du gouvernement, Akhannouch, a demandé sans détour d’oublier les larmes des parents ayant perdu enfants et pères dans les inondations, de célébrer plutôt la grand-messe de l’organisation de la Coupe d’Afrique, et de veiller, pieusement, sur le roi… et sur les images du roi.
Personne, du côté algérien, ne se fait d’illusions. Ni la délégation, ni les supporters présents à Rabat ne sont surpris par ce théâtre à double rideau : sourires en façade, hospitalité mise en scène, demandes de vidéos « en direct » vantant une rue propre, pendant que l’hostilité s’infiltre par les coulisses. Quant aux méthodes employées, nul ne les comprend vraiment, pas même ceux qui les exécutent — exactement comme ce chien enragé dont parlait Joe Frazier, il y a plus d’un demi-siècle.
Et le bourdonnement, inlassablement, continue.
Par Belgacem Merbah
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