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Le caftan est une matière vivante de la mémoire algérienne

Au‑delà de l’esthétique, le caftan relève en Algérie d’une culture en mouvement : une pratique vivante autant qu’un système symbolique. La démarche algérienne s’inscrit dans le cadre normatif de l’UNESCO — Convention de 2003 — et s’appuie sur des jalons clairs : l’inscription de 2012 des « rites et savoir‑faire associés au costume nuptial de Tlemcen », puis le dossier 2023 consacré au costume féminin de cérémonies du Grand Est algérien. Pour étayer cette continuité, le texte convoque un corpus probant : sources historiques, actes notariés des mahkamas (XVIIIᵉ–XIXᵉ s.), collections muséales (Bardo, Musée des Antiquités, Livrustkammaren – Stockholm) et un riche répertoire iconographique et littéraire articulé autour du motif du paon (طاووس/طاوس). L’ensemble dessine une trajectoire cohérente où tradition et recréation se répondent, attestant la valeur identitaire du caftan en Algérie et la vitalité d’un héritage qui se transmet autant qu’il se réinvente.

1) Cadre institutionnel et méthodologique

  • L’Algérie souligne son rôle pionnier dans l’élaboration et la ratification de la Convention de 2003 (premier État à la ratifier en 2004), l’existence d’une loi de 1998 protégeant le patrimoine matériel et immatériel, et l’inscription constitutionnelle du principe de protection du patrimoine.
  • La candidature au PCI (patrimoine culturel immatériel) concerne des valeurs, pratiques, savoirs, représentations et savoir‑faire présents sur le territoire — non des objets figés. D’où une approche anthropologique privilégiant recréation, identité et continuité, vivre‑ensemble et développement durable.

2) Les inscriptions UNESCO : 2012 et le dossier 2023

3) Profondeur historique du caftan en Algérie

  • Un document du ministère de la culture algérien met en perspective l’extension géo‑historique du caftan (aires turco‑mongoles, Iran, Inde, Chine, puis Russie, Venise, Gênes) tout en soulignant sa présence ancienne en Algérie : pré‑ottomane (dynasties rustumide, ziride, zianide) et ottomane, avec circulation des caftans d’honneur depuis Istanbul.
  • Des auteurs et témoins (Nicolas de Nicolaÿ, Venture de Paradis, D’Arvieux, Laugier de Tassy, Georges Marçais) décrivent l’usage du caftan dans la Régence d’Alger et dans l’appareil protocolaire (Dey, khodjas, chaouchs), ainsi que chez les femmes (superpositions de caftans de velours/satin brodés d’or/argent).

4) Les actes de mariage (mahkamas) : preuve sociale et économique

  • Les registres notariés des Archives nationales d’Alger et de Constantine (XVIIIᵉ–XIXᵉ s.) attestent le caftan inscrit explicitement dans les dotes (çadaq) : caftan en velours (makhmel/qatifa), soie (atlas/hrir/mwabar), laine/coton (kamkha/mlef), avec mention des valeurs en dinars et des accessoires (hizam, perles).
  • Ces pièces prouvent que le caftan est un bien de prestige à valeur matérielle et symbolique, structurant l’économie du mariage et les usages vestimentaires.

5) Les collections muséales : ancrage matériel et patrimonial

  • Musée national du Bardo (Alger) : série de 16 caftans (XIXᵉ–XXᵉ s., acquisitions des années 1930), brodés au fil d’or selon les techniques mejboud et fetla, motifs floraux, végétaux et paon (« ferkh Taos »).
  • Musée des Antiquités et des Arts islamiques (Alger) : présentation in situ d’un caftan brodé.
  • Livrustkammaren (Armurerie royale, Stockholm) : caftan rouge (L. 125 cm, l. 79 cm) offert en 1731 par Ali Pacha, Dey d’Alger, dans le cadre d’un traité de paix — fiche d’identification détaillant matériaux et techniques.
  • Vienna (Hofburg/Schönbrunn) : ensemble de tenues algériennes associées à l’impératrice Élisabeth « Sissi » (séjour 1894–95), comprenant 12 caftans, 5 burnous et 3 gandouras.

6) Le motif du paon : un lexique visuel et symbolique algérien

  • Dans la broderie mejboud du caftan, le paon (symbole royal, d’investiture, de beauté et d’élégance) apparait fréquemment (bas d’habit, épaules, panneaux), révélant une cohérence esthétique et rituelle.
  • Le paon innerve l’univers visuel algérien :
    • Tapisseries murales domestiques (bon augure, protection).
    • Céramique émaillée/zellidje : fragments hammadides (XIᵉ s., Musée de Sétif), carreaux du Palais du Bey (Constantine, 1826), zellidje de l’Hôtel El Djazaïr (ex Saint‑Georges).
    • Miniatures et arts picturaux : Mohamed Temmam, Mustapha ben Debbagh, Baya (tableaux aux paons), Hocine Ziani.
    • Monnaie : billet de 10 dinars (1970) figurant un paon.
    • Poésies et chants : malhoun/malouf et chanson kabyle évoquent la belle comparée au paon et les thèmes de l’amour/l’exil.
  • La forte présence du prénom féminin « Taous » (طاوس) en Algérie (ex. Taos Amrouche), comme métonymie culturelle de la beauté et de la magnificence.

7) Maîtrise artisanale contemporaine

  • Focus sur la Maison Azzi (Constantine) : conservation de caftans historiques (60–90 ans), défilés réguliers, transmission des techniques (mejboud) et des motifs paon (et autres oiseaux) dans une création contemporaine ancrée dans la tradition.

Apports, enjeux et conclusions

  1. Patrimoine vivant et chaîne de métiers : le caftan n’est pas qu’un vêtement ; il est une pratique sociale au carrefour du rituel, de la maîtrise artisanale et de la transmission intergénérationnelle.
  2. Continuité historique : loin d’être un emprunt tardif, le caftan présente en Algérie une épaisseur chronologique (pré‑ottomane, ottomane, moderne) documentée par sources écrites et pièces de collections.
  3. Langage symbolique du paon : la récurrence du paon dans les broderies et les arts indique une grammaire esthétique locale qui relie sacré, élégance et identité urbaine.
  4. Alignement UNESCO : la démarche algérienne s’inscrit pleinement dans le paradigme du PCI : la valeur réside dans la pratique, la recréation et la cohésion sociale, évaluées par les organes et mécanismes de l’UNESCO.

Conclusion :

Une évidence s’impose : le caftan est une matière vivante de la mémoire algérienne, à la fois archive sociale et création en partage. Archivé dans les mahkamas, conservé dans les musées, chanté par les poètes, figuré par les artistes, porté lors des cérémonies et recréé par les artisans, il rassemble preuves et pratiques dans une même continuité. À ce titre, le caftan appelle une protection exigeante et une valorisation ambitieuse, aux niveaux national et international, comme patrimoine vivant de l’Algérie — un héritage qui ne se contente pas d’exister : il rayonne, il transmet, il demeure.



Par Belgacem Merbah



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