Contre l’essentialisation de l’islam politique : une réfutation analytique de la thèse de Youssef Hindi
La réflexion de Youssef Hindi sur l’islam politique s’articule autour d’une idée maîtresse : l’islam serait, par essence, un projet politique continu tendu vers la production d’un ordre historique spécifique, et les islamismes contemporains ne seraient que des expressions tardives d’une matrice originelle. Si cette proposition séduit par sa cohérence interne et son souffle historique, elle se heurte toutefois à des apories conceptuelles majeures. Elle essentialise l’islam, aplanit la complexité du politique dans les sociétés musulmanes et projette, de manière rétrospective, des catégories idéologiques modernes sur des configurations historiques hétérogènes.
Le présent article propose une réfutation analytique de cette thèse. Nous montrons qu’elle repose sur :
- une conception essentialiste et unitaire de l’islam ;
- une confusion méthodologique entre normatif et descriptif ;
- un anachronisme structurel dans la lecture des périodes prémodernes ;
- une méconnaissance du caractère fondamentalement contextuel des islamismes modernes ;
- une logique narrative idéologique davantage qu’une démonstration historico-critique.
1) Un postulat d’unité doctrinale : l’essentialisme comme axiome
Hindi présuppose un islam-bloc, doctrinalement cohérent et transhistorique, comme s’il était programmé dès l’origine pour engendrer un projet politico‑théologique totalisant. Une telle position relève de l’essentialisme religieux. Elle :
- ignore la pluralité des écoles juridiques (fiqh) et des traditions intellectuelles ;
- nivelle les divergences structurelles entre sunnisme, chiisme et kharijisme ;
- sous-estime les discontinuités historiques majeures (califat omeyyade et abbasside, empires seldjoukide et ottoman, maraboutisme maghrébin, réformismes du XIXᵉ siècle, etc.).
Or l’anthropologie historique et l’histoire sociale (Lapidus, Crone, Berkey, Arkoun) montrent que l’islam n’a jamais cristallisé une forme politique unique : les régimes d’autorité dans l’aire musulmane furent protéiformes, souvent détachés du modèle prophétique idéal et gouvernés par des pragmatiques de pouvoir bien plus que par des programmes théologico-politiques explicites.
Conséquence : l’islam politique moderne n’apparaît pas comme la simple continuité d’un « islam originel », mais comme une construction idéologique du XXᵉ siècle, façonnée par la colonisation, la formation des États-nations postcoloniaux et des crises identitaires spécifiques.
2) Confusion du normatif et du descriptif : un biais méthodologique
La thèse de Hindi procède à une translation fautive du texte au social : du normatif (ce que prescrivent ou suggèrent les sources) vers le descriptif (ce que produisent réellement les sociétés).
- a) Les sources ne décrivent pas l’État. Le droit islamique médiéval énonce une morale sociale et une casuistique juridique plus qu’une théorie de l’État. Les juristes sunnites, notamment, ont longtemps reconnu des pouvoirs de fait (sultans, émirs) qui ne coïncidaient pas avec l’idéal-califat.
- b) Le texte n’engendre pas la réalité. À l’instar de la Cité de Dieu jamais réalisée en Europe, l’idéal califal n’a jamais été incarné dans sa cohérence théorique. L’histoire est tissée de rapports de force, de contingences, de compromis et de temporalités sociales irréductibles à la normativité scripturaire.
Erreur-clef : attribuer aux textes un pouvoir causal direct sur les formes politiques, là où la dynamique historique relève d’arrangements institutionnels et de contextes socio‑économiques.
3) Un anachronisme structurel : appliquer le vocabulaire du XXᵉ siècle au prémoderne
L’analyse de Hindi lit les premiers siècles de l’islam à travers des catégories modernes : révolution, projet total, réforme systémique, ingénierie sociale, problématiques d’identité nationale, rivalités géopolitiques contemporaines. Or ni le califat rashidun ni l’ordre abbasside ne relèvent d’un « islam politique » au sens contemporain :
- pas de parti ni de programme organisé au sens moderne ;
- des pouvoirs structurés par lignages, alliances tribales, conquêtes, fiscalités et pratiques administratives empiriques ;
- des acteurs inscrits dans un continuum entre religieux et politique commun aux mondes prémodernes (chrétienté latine, Byzance, Chine impériale).
Projeter l'islam politique sur ces configurations rétrofite le passé à des grilles de lecture inexistantes pour les acteurs d’alors : c’est un anachronisme majeur.
4) L’islamisme contemporain : un produit de contexte, non une continuité
À rebours de la thèse de la continuité, les islamismes modernes émergent d’un faisceau de facteurs historiques et politiques :
- choc colonial et effondrement d’ordres traditionnels ;
- construction d’États-nations postcoloniaux et crises d’adhésion ;
- échecs des nationalismes arabes et dislocations sociales ;
- rivalités régionales (Arabie saoudite, Iran, Turquie, Qatar) ;
- modernisation rapide sans démocratisation concomitante.
Comme l’ont montré Kepel, Roy, Burgat et Ayoob, l’islam politique constitue une modernité alternative plus qu’un archaïsme : il emprunte à la modernité ses instruments (partis, propagande, mobilisation de masse, idéologie totalisante) autant qu’il puise dans des référentiels religieux.
Conclusion intermédiaire : ces emprunts et ces déterminants suffisent à récuser l’idée d’une continuité structurelle entre islam classique et islamisme contemporain.
5) Une narration idéologique plutôt qu’une démonstration historique
La construction de Hindi fonctionne comme un grand récit, cohérent mais téléologique. Elle repose sur :
- la sélection de sources confirmatoires ;
- l’interprétation maximaliste de notions religieuses ;
- une relecture finalisée de l’histoire (du texte vers le présent) ;
- l’oubli des ruptures, contradictions et discontinuités.
En somme, il s’agit d’un discours civilisationnel plus que d’une analyse historico‑politique au sens strict.
Conclusion
La thèse de Youssef Hindi sur l’islam politique souffre d’une fragilité conceptuelle déterminante : elle prétend déduire l’islamisme contemporain d’une essence intemporelle de l’islam, au prix d’une double méconnaissance — celle de la pluralité interne des sociétés musulmanes et celle des dynamiques propres à la modernité politique. Une analyse rigoureuse conduit à reconnaître l’islamisme comme une construction moderne, née des contradictions du XXᵉ siècle et reconfigurée par les recompositions géopolitiques actuelles.
Refuser cette confusion — entre théologie et histoire, entre texte et forme sociale, entre prémoderne et moderne — n’est pas un luxe académique : c’est la condition d’une intelligence désidéologisée des mécanismes qui façonnent aujourd’hui les mouvements islamistes.
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