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De Navarin à 1830 : comment l’Algérie a elle-même ouvert la porte à la colonisation ?

D’une erreur navale à une catastrophe stratégique… Lecture d’un long héritage de négligence des intérêts vitaux
Le 20 octobre 1827, la bataille navale de Navarin se déroula dans une petite baie au sud-ouest du Péloponnèse (Grèce actuelle), bouleversant profondément l’équilibre des forces en Méditerranée. Mais ce qui importe, en tant qu’Algériens, ce n’est pas seulement le déroulement militaire de l’affrontement, mais surtout la manière dont l’Algérie — alors puissance maritime autonome mais nominalement rattachée à l’Empire ottoman — s’est engagée dans une guerre qui ne la concernait pas directement, pour en payer ensuite un prix stratégique exorbitant dont elle ne se relèvera qu’un siècle plus tard.


1. Contexte historique et politique de la bataille de Navarin

Le début du XIXe siècle est marqué par l’émergence des mouvements de libération nationale en Europe, notamment la révolution grecque contre la domination ottomane, qui éclate en 1821. Cette révolte bénéficie d’un large soutien des puissances européennes, lesquelles y voient une opportunité d’affaiblir l’Empire ottoman et d’étendre leur influence en Méditerranée orientale.

En réaction, la Sublime Porte sollicite l’aide de Méhémet Ali, gouverneur d’Égypte, qui envoie une flotte puissante dirigée par son fils, Ibrahim Pacha. L’Algérie, pour sa part, décide de participer avec une escadre maritime aux côtés des Ottomans, bien que la révolte grecque ne représente aucune menace directe, ni immédiate, pour sa sécurité nationale.

Et pourtant, alors que l’Algérie entretenait des tensions constantes avec les puissances européennes — notamment la Grande-Bretagne et la France —, elle choisit d’entrer en guerre contre les Grecs au nom de la “défense du Califat islamique”, selon les correspondances des Deys de l’époque, sans tenir compte des risques géopolitiques.

2. Un désastre militaire aux conséquences stratégiques durables

La Grande-Bretagne, la France et la Russie interviennent militairement en faveur de la révolution grecque, et leurs flottes combinées attaquent l’alliance ottomano-égypto-algérienne lors de la bataille de Navarin. En quelques heures, la majorité des navires alliés sont détruits, y compris plusieurs bâtiments algériens modernes, face à des flottes européennes bien mieux armées et organisées.

L’historien britannique David Brewer, dans son ouvrage The Greek War of Independence (2001), affirme que « la destruction de la flotte à Navarin a modifié l’équilibre naval en Méditerranée, laissant les côtes musulmanes sans défense face aux interventions occidentales ».

Effectivement, trois ans plus tard seulement, en 1830, la France lance une offensive contre l’Algérie et en prend le contrôle. Les côtes algériennes étaient désormais exposées, et la force maritime qui avait longtemps constitué un rempart dissuasif avait disparu.

3. Une politique étrangère fondée sur l’idéologie plutôt que l’intérêt national

L’histoire montre que l’engagement de l’Algérie dans la bataille de Navarin ne reposait pas sur une évaluation rationnelle de ses intérêts nationaux, mais sur un élan idéologique et une fidélité affective envers le « Califat islamique », alors même qu’Istanbul montra par la suite qu’elle se souciait peu du sort de l’Algérie, comme en témoigne son silence face à l’invasion française.

L’historien algérien Abou El Kacem Saâdallah, dans le tome IV de sa Histoire culturelle de l’Algérie, écrit :

« L’Algérie entra dans la bataille par fidélité au califat, non par intérêt… Ce fut là l’une des erreurs majeures de la politique algérienne à la fin de l’ère ottomane. »

4. L’absence persistante de doctrine réaliste dans la diplomatie algérienne contemporaine

Le parallèle avec notre époque est frappant. La diplomatie algérienne, bien qu’officiellement fondée sur des principes tels que la non-ingérence et le respect de la souveraineté des États, montre souvent des hésitations, voire des silences coupables, lorsqu’il s’agit de défendre avec clarté et fermeté les intérêts vitaux de la nation, en particulier dans les domaines liés à l’identité, la sécurité et l’équilibre régional.
  • En Libye, l’Algérie est restée spectatrice pendant des années, alors même que ses frontières orientales étaient exposées aux milices soutenues par des puissances étrangères.
  • Au Sahel, elle n’a engagé un vrai partenariat sécuritaire avec ses voisins qu’après l’installation active de puissances occidentales (France, États-Unis).
  • Sur le plan de l’identité nationale, l’indécision de l’État sur les questions linguistiques et culturelles crée un vide exploité par des influences extérieures.
  • Face à certaines alliances hostiles à l’identité algérienne, telles que les partenariats Émirats-Israël dans le Sahel, la diplomatie algérienne se montre trop souvent timide, voire absente.

5. En défense d’une politique étrangère réaliste

La bataille de Navarin illustre comment une seule erreur dans l’évaluation stratégique peut sceller le destin d’un pays. L’Algérie n’était nullement menacée par la Grèce, mais elle choisit d’intervenir dans un conflit qui ne la concernait pas, ignorant sa priorité essentielle : protéger sa souveraineté et sa sécurité maritime.

Cela pose une série de questions fondamentales pour aujourd’hui :
  1. L’Algérie a-t-elle tiré les leçons de son passé ?
  2. Place-t-elle ses intérêts au-dessus des “légitimités” symboliques ou des alliances affectives ?
  3. Va-t-elle cesser de payer le prix de batailles qui ne sont pas les siennes, au profit de forces qui, elles, n’agissent jamais sans calcul ?

Conclusion

De Navarin à aujourd’hui, la leçon reste la même :
Celui qui ne sait pas hiérarchiser ses priorités finit par payer le prix des priorités des autres.

Une diplomatie efficace n’est pas celle qui multiplie les slogans, mais celle qui défend, sans ambiguïté ni faiblesse, l’intérêt national… par des décisions fermes, des alliances mesurées et une parole forte.




Par Belgacem Merbah





Sources :
  • David Brewer, The Greek War of Independence, Overlook Press, 2001.
  • Abou El Kacem Saâdallah, Histoire culturelle de l’Algérie, tome IV, Dar El Gharb El Islami.
  • Philip Mansel, Levant: Splendour and Catastrophe on the Mediterranean, John Murray, 2010.
  • Rapport de l’Institut britannique d’études stratégiques navales, Navarino and the Shift of Mediterranean Naval Power, 2003.
  • Archives ottomanes : correspondances entre la Sublime Porte et les Deys d’Alger (1826–1827).

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