Su‑57 en Algérie : éclaireur furtif et multiplicateur de force — vers une nouvelle grammaire aéromilitaire au Maghreb
La confirmation, à l’occasion du Dubai Airshow (18 novembre 2025), de la mise en service active des deux premiers Su‑57E algériens par le PDG d’United Aircraft Corporation (UAC), Vadim Badekha, marque un jalon : c’est la première exportation mondiale du chasseur russe de 5e génération. Officiellement, le client n’est pas nommé, mais les communiqués et recoupements de presse spécialisés convergent vers l’Algérie, qui avait déjà revendiqué le statut de premier opérateur étranger en février 2025.
Au‑delà du symbole, la question opérationnelle est simple : que peut faire une « micro‑flotte » de Su‑57 avant l’arrivée d’exemplaires supplémentaires ? L’expérience récente montre que des chasseurs de 5e génération, même en nombres limités, peuvent décupler la performance d’un parc de 4e/4+ génération par fusion de données, détection avancée, guerre électronique et pénétration furtive en zone contestée. Dans le cas algérien, cet effet de levier s’applique à une ossature déjà robuste : plus de 70 Su‑30MKA forment depuis 2006 l’épine dorsale de la chasse, rejoints en 2025 par des Su‑35 (lot initialement destiné à l’Égypte) observés à Oum Bouaghi et confirmés par imagerie satellitaire.
Capteurs distribués, furtivité et guerre électronique : l’« architecture Su‑57 »
Le Su‑57 n’est pas seulement un « avion furtif » : c’est une plateforme capteurs‑centrée. Son système radar N036 « Byelka » (suite MIRES Sh‑121) combine une antenne AESA en bande X dans le nez, deux antennes latérales en bande X, et deux antennes en bande L en bord d’attaque, lui offrant une couverture angulaire étendue et des capacités de détection multi‑fréquences. Les fiches techniques ouvertes évoquent un suivi de 60 cibles et l’engagement simultané jusqu’à 16 cibles air‑air, avec synergies EW/ECM (L402 « Himalayas ») et IRST. Pour une force qui ne dispose pas encore d’un AEW&C en service officiellement déclaré, cette sur‑capacité capteurs agit comme un « mini‑AWACS furtif » au profit des Su‑30/Su‑35.
Sur le segment AEW&C, les informations publiques restent fragmentaires : intérêts anciens pour des solutions indiennes (Embraer‑145), américaines ou chinoises, essais évoqués mais sans annonce de mise en service. Ce vide capacitaire déclaré renforce l’importance de l’« effet réseau » du Su‑57, en attendant une plateforme dédiée.
Concept d’emploi : éclaireur furtif, chef d’orchestre de la frappe
Dans une formation mixte, un Su‑57 placé en avant du dispositif peut :
- Balayer et cartographier l’environnement électromagnétique (radars, liaisons, émetteurs),
- géolocaliser menaces et nœuds C2,
- diffuser des pistes consolidées vers les Su‑30MKA/Su‑35 (liaisons de données),
- déclencher des actions SEAD/DEAD (suppression/destruction des défenses),
- ouvrir des corridors (« kick down the door ») pour les Fencer (Su‑24M) et les plateformes de frappe stand‑off.Cette orchestration réduit l’exposition des 4+/4e générations, améliore la précision et condense la boucle décisionnelle. Les publications spécialisées sur les radars N036 et la fusion capteurs valident l’approche « capteurs distribués en avant‑garde » typique des 5e générations.
Enjeux géopolitiques : Méditerranée, OTAN, Maghreb
Méditerranée & OTAN. Depuis 2011, l’Algérie tire les leçons de l’intervention en Libye : parité régionale et dissuasion aérienne sont devenues structurantes. La 5e génération apporte une incertitude opérationnelle côté adversaire : déni d’accès sur certaines portions de l’espace, contre‑ISR, et frappes calibrées sous la couverture de guerre électronique. La confirmation par UAC d’une mise en alerte (« combat duty ») des deux premiers appareils vise autant le messaging stratégique que l’effet immédiat.
Maghreb & défense sol‑air marocaine. Faute d’aligner des chasseurs de 4+/5e génération équivalents, Rabat investit dans des sol‑air à longue portée (indications sur HQ‑9B/FD‑2000B et tests Patriot PAC‑3 MSE au printemps 2025). Cela durcit l’accès au ciel marocain et déplace le duel sur le terrain SEAD/DEAD. En posture offensive, une petite flotte de Su‑57 peut casser des chaînes de détection/engagement en furtif, qualifier des cibles pour l’ensemble de la force, et désarticuler l’architecture d’interdiction marocaine (radars/ancrages C2/liaisons).
Équilibre des forces et trajectoire industrielle
Les signes d’une montée en cadence (livraisons export 2025, production série côté russe, rumeurs de lots supplémentaires) suggèrent une trajectoire incrémentale : 2 appareils ouvrent l’ère de la 5e génération en Algérie, des lots suivants stabilisent la doctrine d’emploi, et la modernisation des Su‑30/Su‑35 en réseau amplifie l’effet. Les sources indiquent par ailleurs la réception de Su‑35 (à court terme) pour combler l’attente su‑57 et maintenir la masse de manœuvre.
Sur le plan politico‑industriel, la Russie valorise l’export comme preuve de souveraineté technologique malgré les sanctions ; côté algérien, la 5e génération renforce une posture d’autonomie stratégique sans alignement occidental, mais expose aux régimes de sanctions (CAATSA) et aux frictions sur les chaînes de soutien (moteurs, capteurs, logiciels). Les observateurs invitent à prudence : si l’Algérie est bien premier client, l’ampleur (quantités, phasage, standards avionique) reste peu documentée publiquement.
Techniques & Tactiques : où le Su‑57 change la donne
- Capteurs & réseau. Avec ses cinq antennes AESA/L‑band et sa suite ECM, le Su‑57 voit et perturbe plus largement qu’un chasseur à radar unique — un avantage critique face aux IADS multicouches.
- SEAD/DEAD furtif. La combinaison furtivité + EW + armement permet des ouvertures ciblées (radars de veille/engagement, centres C2), réduisant l’efficacité des HQ‑9B/FD‑2000B et PAC‑3 MSE en déni d’axe.
- Synergie 4+/5e génération. Les Su‑30MKA (masse, rayon d’action, polyvalence) et Su‑35 (poursuite, radar Irbis‑E, puissance) capitalisent les pistes et fenêtres créées par le Su‑57, tout en déconcentrant la défense adverse.
Limitations, risques et conditions de réussite
- Taille de flotte et disponibilité. Deux appareils restent une capacité « pointue » : la disponibilité (maintenance, moteurs, pièces), la qualification équipage, et la résilience des liaisons conditionnent l’effet structurel. Les analyses appellent à ne pas confondre annonce et documentation contractuelle.
- AEW&C manquant. Tant qu’aucun AEW&C n’est déclaré en service, le Su‑57 joue un rôle d’« AWACS tactique » utile, mais non substitut d’une aéronavale C2 pérenne. L’investissement futur (G550/GlobalEye/Embraer‑145) resterait déterminant.
- Contre‑mesures adverses. Les IADS modernes combinent radars multifréquences, picket radars, passifs, re‑déploiement et tir déporté : la boucle SEAD doit être multiplateforme et permanente.
Encadré technique : le radar N036 « Byelka » en bref
- Architecture distribuée : 1 radar AESA X‑band en nez (N036‑1‑01), 2 X‑band latéraux (N036B‑1‑01), 2 L‑band en bord d’attaque (N036L‑1‑01).
- Multicibles : suivi jusqu’à 60, engagement 16 (air‑air), 4 (air‑sol).
- Interopérabilité capteurs : intégration ECM L402 « Himalayas », IRST, liaisons de données.
Conclusion : une « micro‑flotte » qui pèse lourd
En l’état, deux Su‑57 ne bouleversent pas la masse aérienne de l’Algérie. Mais ils changent la façon de construire et conduire la supériorité aérienne : détection/perturbation en profondeur, ouverture de corridors, guidage de la frappe, et mise en réseau de la 4+ génération. Dans un Maghreb où la défense sol‑air marocaine est en montée en gamme, l’Algérie introduit un degré d’incertitude et une capacité de pénétration qui re‑équilibrent le théâtre au profit de sa dissuasion et de sa liberté d’action. Le véritable changement d’échelle viendra avec les lots suivants, l’institutionnalisation d’une doctrine 4+/5e, et l’arrivée d’un AEW&C : autant de pas qui, combinés, pourraient reconfigurer durablement la carte aérienne du Maghreb.
Par Belgacem Merbah
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