En tant qu’observateur algérien de la vie politique française, il est difficile de rester indifférent face à la tempête médiatique déclenchée par le récent sondage de l’IFOP consacré aux « musulmans de France ». Derrière la façade des chiffres et des titres alarmistes, se joue une manœuvre plus subtile : déplacer le centre de gravité du débat public vers une vision toujours plus hostile à la première communauté musulmane du pays — la communauté algérienne.
Ce sondage, commandé par une revue confidentielle, Écran de veille, a été propulsé sur le devant de la scène par Le Figaro, sans la moindre distance critique. À mesure que les zones d’ombre se dissipent, une évidence s’impose : l’Algérie n’est pas un simple spectateur dans cette affaire — elle en est la cible indirecte, mais centrale.
I. Une revue opaque, un sondage explosif, un commanditaire suspect
Écran de veille n’a ni notoriété, ni ancrage, ni légitimité dans le débat français. Ses animateurs sont inconnus, ses financements obscurs. Et pourtant, elle commande un sondage d’une ampleur exceptionnelle — coûteux, sensible, conçu pour provoquer le choc. Un sondage qu’elle ne diffuse même pas elle-même, laissant Le Figaro en assurer la médiatisation nationale.
Très vite, des enquêtes révèlent des liens entre Écran de veille (et sa maison mère Global Watch Analysis) et les services de renseignement des Émirats arabes unis. Ce n’est pas un détail : les Émirats mènent depuis des années une guerre informationnelle contre :
- l’islam politique,
- les Frères musulmans,
- les mouvements religieux liés à l’Afrique du Nord,
- les diasporas maghrébines jugées « trop enracinées » dans leurs identités.
Dans cette logique, cibler la principale communauté musulmane de France revient à cibler l’Algérie elle-même — son histoire, son rapport à l’islam, sa présence démographique en Europe.
II. Un sondage construit pour délégitimer une communauté précise
En France, on parle des « musulmans » comme d’un bloc homogène. Mais les chiffres de l’immigration révèlent une réalité : les Algériens et leurs descendants constituent le cœur démographique de l’islam de France.
Lorsque les médias affirment que « les musulmans seraient de moins en moins républicains », l’imaginaire collectif désigne les jeunes issus du Maghreb — et donc, majoritairement, d’Algérie.
Ainsi, quand Le Figaro titre en Une :
57 % des jeunes musulmans placent la charia au-dessus des lois de la République
c’est en réalité la jeunesse franco-algérienne qui est projetée comme un bloc « séparatiste », suspect, potentiellement dangereux.
La méthode ? D’une légèreté confondante : un enquêteur téléphone à un adolescent de 15 à 17 ans, lui pose une question juridico-religieuse d’une extrême complexité — « République ou charia ? » — sans explication, sans contexte. Et la réponse d’un mineur devient un matériau politique majeur.
Peut-on sérieusement fonder une analyse civilisationnelle sur un échange de quelques secondes avec un lycéen ? Ce biais méthodologique transforme une donnée fragile en outil de stigmatisation.
III. Une opération d’influence qui vise la France et l’Algérie
Si l’on admet l’hypothèse, désormais étayée, que les Émirats ont financé et inspiré ce sondage, l’affaire prend une dimension géopolitique.
Leur stratégie repose sur trois objectifs :
- Affaiblir les mouvements musulmans liés aux identités nord-africaines, en imposant leur modèle autoritaire et sécuritaire.
- Influencer l’opinion européenne pour fabriquer une vision paranoïaque du monde musulman.
- Cibler indirectement l’Algérie, jugée trop autonome, trop souveraine, trop insensible à leurs dogmes.
Ce sondage s’inscrit parfaitement dans cette logique : il transforme une diaspora majoritairement algérienne en « ennemi intérieur », fournit aux médias un discours prêt-à-l’emploi et alimente les réseaux politiques hostiles à l’islam et au Maghreb.
IV. Une presse française qui ne voit pas — ou ne veut pas voir — l’enjeu
Le plus troublant n’est pas que ce sondage existe, mais que la presse française s’en empare sans poser les questions élémentaires :
- Qui est Écran de veille ?
- Pourquoi ce sondage sort-il maintenant ?
- Pourquoi est-il livré « clé en main » à un seul média ?
- Quel pays étranger aurait intérêt à alimenter la peur des musulmans en France ?
Ce manque de vigilance permet à un État tiers de façonner, à distance, le débat public français. Et ce débat, lorsqu’il se polarise sur « les musulmans », touche en premier lieu la communauté algérienne, dont la dignité collective est constamment mise en cause.
Conclusion : en ciblant les musulmans de France, c’est l’Algérie que l’on cherche à affaiblir
Ce sondage ne nous apprend rien de sérieux sur les musulmans vivant en France. Mais il révèle trois réalités :
- La communauté algérienne est désormais au centre d’une guerre informationnelle qui la présente comme un corps étranger à la Nation.
- Les Émirats arabes unis utilisent leur puissance financière pour influencer les discours européens et redessiner l’image de l’islam, en ciblant les populations nord-africaines.
- La France laisse circuler des analyses dangereuses sans interroger leurs motivations, au risque d’alimenter une fracture intérieure irréversible.
Ce qui est visé, derrière les chiffres biaisés, ce n’est pas seulement une religion, ni une jeunesse, ni une diaspora. C’est le lien historique entre l’Algérie et la France. C’est la place de millions de Franco-Algériens dans la société française. C’est la paix civile elle-même.
Et cela devrait inquiéter quiconque se soucie de l’avenir des deux rives de la Méditerranée.
Par Belgacem Merbah
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