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L’illusion de l’« accord de paix en 60 jours » : pourquoi la grille américano‑centrée méconnaît la conflictualité algéro‑marocaine réelle

L’article du Washington Institute (PolicyWatch 4125, 23 octobre 2025) érige la promesse télévisuelle d’un « peace deal » en 60 jours en horizon diplomatique crédible, puis fait du dossier saharien la clé unique d’une désescalade régionale. Cette vision est doublement discutable : elle confond rivalité froide et guerre (or Alger et Rabat ne sont pas en guerre) et réduit une conflictualité structurelle et antérieure à 1975 au seul Sahara occidental. Même la note elle‑même reconnaît, par endroits, que la relation est « à un plus bas historique » sans être guerrière, ce qui rend l’ultimatum de 60 jours performatif mais peu opératoire. 

Du point de vue algérien, l’« horloge diplomatique » américaine néglige la profondeur historique des contentieux : guerre des Sables (1963‑64), traîne de la délimitation frontalière coloniale, cycles de crispation puis de gel (fermeture terrestre depuis 1994), et, plus proche de nous, la rupture des relations diplomatiques décidée par Alger en août 2021. Ces jalons ont façonné une rivalité d’État à État où sécurité, mémoire, statut régional, énergie et symboles culturels s’entrecroisent – bien au‑delà du seul Sahara. 

Avant le Sahara : une rivalité d’État structurée par les frontières, la sécurité et la mémoire

La chronologie longue rappelle que la tension précède l’irruption du Sahara au milieu des années 1970 : la guerre des Sables suit de peu l’indépendance algérienne et laisse des cicatrices sur les imaginaires de sécurité des deux capitales ; la fermeture de la frontière en 1994 gèle la mobilité des personnes et assèche la coopération transfrontalière. Ces faits, difficilement réversibles par décret, expliquent la résilience de la méfiance bilatérale. 

La rupture de 2021, motivée par Alger au nom d’« actes hostiles », renforce le diagnostic d’une rivalité systémique — elle n’est pas un épiphénomène du Sahara mais la manifestation d’un conflit de visions et d’agendas de sécurité divergents. Dans ce contexte, alea symboliques (polemia médiatiques, polarisations « culturelles » et patrimoniales à l’UNESCO) servent de caisses de résonance. 

Énergie, coercition silencieuse et interdépendances contrariées

L’arrêt des flux via le Gazoduc Maghreb‑Europe (GME) au 1er novembre 2021 a objectivé le passage d’une relation simplement froide à une coercition silencieuse : Alger a sécurisé ses ventes vers l’Espagne via Medgaz et le GNL, tandis que Rabat a contourné en « reverse flow » une partie de ses besoins. L’épisode illustre le découplage énergétique et l’affaiblissement durable des mécanismes d’interdépendance — ce que toute « paix rapide » peine à inverser. 

Qu’on l’approuve ou non, sur le plan strictement factuel, la décision d’Alger de ne pas reconduire l’accord de transit GME a mis fin à 25 ans de flux par le Maroc, confirmant qu’en l’absence de cadre politique, l’économique ne sert ni de pare‑chocs ni de catalyseur. Là encore, il s’agit d’un paramètre autonome de la rivalité, distinct du Sahara mais que l’article du Washington Institute ne traite qu’en marge. 

Le Sahara occidental : central, certes, mais ni cause unique ni levier suffisant

Côté saharien, trois réalités s’imposent. Primo, la MINURSO demeure le filet de sécurité du cessez‑le‑feu, d’autant que la ligne de front connaît des frictions de basse intensité depuis 2020 ; y toucher brutalement reviendrait à fragiliser la stabilité minimale. Secundo, le vote du 31 octobre 2025 (résolution 2797) a renouvelé la MINURSO pour un an et « pris pour base » le plan d’autonomie marocain (2007) pour la reprise des pourparlers — un cadrage que l’Algérie conteste au nom de la décolonisation et de l'autodétermination. Tertio, la reconnaissance américaine de décembre 2020 actant la souveraineté marocaine a changé l’équation diplomatique, mais n’a pas force de droit onusien ipso facto

En d’autres termes : le Conseil de sécurité balise désormais les discussions autour de l’autonomie (tout en appelant à des négociations « sans conditions préalables »), mais le cadre onusien reste le seul légitimateur robuste pour Alger, qui maintient sa lecture décoloniale du dossier. Une « solution express » centrée sur l’autonomie, sans garanties procédurales fortes ni travail de fond sur la confiance régionale, a peu de chance d’emporter l’adhésion d’Alger.

Le biais américano‑centré : confondre deal‑making et pacification

L’américanisation du débat — 60 jours, deal‑making, « momentum » — sous‑estime trois contraintes algériennes :

  1. Juridique‑multilatéral : la proclamation américaine (2020) n’a pas d’effet obligatoire à l’ONU ; Alger privilégie une issue sous égide onusienne, non une transposition d’une position nationale américaine dans un texte du Conseil. 
  2. Sécuritaire‑régionale : l’Algérie valorise les garanties (cessation effective des hostilités, paramètres de vérification, rôle de la MINURSO) plus qu’un « grand soir » diplomatique ; la fonction de monitoring et de gestion des incidents de la mission est jugée irremplaçable tant que la confiance est faible. 
  3. Politique‑interne : la rivalité avec Rabat structure des équilibres de légitimité et de sécurité nationale ; toute inflexion doit être séquencée et coûts/avantages dûment compensés — ce que les calendriers médiatiques ne peuvent dicter. 

Que signifierait une approche « algérienne » réaliste ?

1) Désarmer la temporalité : refuser la logique d’ultimatum et inscrire la désescalade dans un processus à étapes : langage onusien équilibré (référence à l’autonomie comme base de discussions sans préjuger l’issue, rappel de la self‑determination), renouvellement MINURSO, puis mesures de confiance vérifiables. 

2) Reconsolider le “filet onusien” : conforter la MINURSO (mobilité, logistique, accès) et l’architecture de Military Agreements qui encadrent les zones et activités militaires, afin de baisser le risque tactique pendant la discussion politique. 

3) Découpler partiellement : ne pas conditionner tout progrès à une percée sur le statut final ; travailler des coopérations techniques « low‑politics » (sécurité frontalière, gestion de l’eau, vols ponctuels, logistique commerciale) comme accumulateurs de confiance

4) Encadrer l’énergie : institutionnaliser un dialogue énergétique de risques (interconnexions, sécurité d’approvisionnement, buffers logistiques), pour éviter que les gazoducs ne redeviennent des leviers d’escalade au prochain choc. 

5) Exiger la précision des offres : si l’autonomie est « base », alors plan détaillé côté marocain (institutions, garanties, compétences, justice, ressources) soumis à examen multilatéral, avec mécanismes de vérification et voies de recours — faute de quoi la base paraît déséquilibrée

Conclusion : une paix durable ne se décrète pas, elle se séquence

L’article du Washington Institute a le mérite de réinscrire le dossier dans une fenêtre onusienne (renouvellement MINURSO) et de pointer l’impossibilité d’un retrait brusque de la mission ; mais il surestime l’efficacité d’un timing politico‑médiatique et réduit la rivalité à une équation Sahara = paix. Or, du point de vue d’Alger, la stabilité maghrébine repose sur un couplage : processus onusien robuste sur le Sahara et normalisation graduelle des interactions d’État à État (sécurité, énergie, mobilité, culture), afin que la confiance précède le compromis. En 60 jours, on peut formater un texte ; on ne résout pas une rivalité séculaire


Belgacem Merbah


Références 

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