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La visite d’Anne‑Marie Descôtes à Alger : une tentative méthodique pour déverrouiller un face‑à‑face diplomatique crispé

Jeudi soir, Anne‑Marie Descôtes, secrétaire générale du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, est arrivée à Alger pour des consultations avec son homologue Lounès Magramane — première visite officielle d’un haut responsable français depuis la reprise des tensions au printemps dernier. Paris affiche un objectif pragmatique : réamorcer la coopération en matière de mobilité, de sécurité et de relance économique, avec une priorité immédiate donnée au travail consulaire et aux dossiers de personnels en souffrance. Cette visite s’inscrit dans une séquence annoncée par les deux capitales comme un début de décongélation, et présentée publiquement comme un « cadrage technique » du rétablissement des canaux de dialogue.


Un agenda « technique » mais hautement politique

Côté français, le porte‑parole du Quai d’Orsay a situé la visite dans le registre d’une « mission de travail » visant la reprise du dialogue sur la migration, la coopération sécuritaire et la revivification des liens économiques — un cadrage confirmé par des reprises de presse détaillant l’ambition de rétablir les autorisations et accréditations de personnels consulaires, de bâtir un calendrier de suivi des dossiers en suspens (retour des ambassadeurs, visites techniques dont celle du ministre de l’Intérieur Laurent Nuñez) et de traiter les cas d’Algériens sous OQTF.
Ce cadrage se greffe sur un contexte français nouveau : Laurent Nuñez a été nommé ministre de l’Intérieur le 12 octobre 2025, et a depuis défendu une approche de « dialogue exigeant » avec Alger sur les retours et la sécurité, jugée plus efficace que les restrictions de visas qui ont échoué à produire des résultats durables. 

De l’« Déclaration d'Alger » aux expulsions croisées : anatomie d’une crise

La relation bilatérale avait déjà connu un sursaut en août 2022 avec la Déclaration d’Alger et une architecture de coopération renforcée ; mais les zones de turbulence se sont vite réinstallées : l’affaire Amira Bouraoui (début 2023) a refroidi les liens, puis la décision française de soutenir le plan marocain sur le Sahara occidental à l’été 2024 a été vécue à Alger comme une inflection stratégique contraire à ses intérêts.
Le point de rupture survient au printemps 2025 : Alger expulse 12 agents français, Paris réplique en expulsant 12 agents algériens et rappelle son ambassadeur — dans le sillage de l’enquête française sur l’enlèvement d’Amir Boukhors (Amir DZ) en région parisienne (avril 2024), qui conduit à la mise en examen d’un agent consulaire algérien. La séquence de mesures symétriques marque une dégradation sans précédent depuis 1962 et met à l’arrêt les pistes de réconciliation ouvertes quelques jours plus tôt. 

Boualem Sansal : un signal humanitaire… et un test de méthode

La visite de Descôtes intervient dans la foulée du pardon humanitaire accordé par le président Tebboune à l’écrivain Boualem Sansal, sur requête du président allemand. Transféré à Berlin pour soins, Sansal est ensuite reçu discrètement à l’Élysée le 18 novembre 2025 — un geste salué à Paris comme la preuve d’une méthode de désescalade fondée sur respect, calme et exigence, et perçu à Alger comme distinct des canaux politiques bilatéraux.
Cette séquence humanitaire n’équivaut ni à un « deal » ni à une normalisation ; elle réduit la pression politique et crée un interstice diplomatique exploitable pour rouvrir les chantiers consulaires et sécuritaires, tout en ménageant l’opinion. Elle coïncide avec des signaux côté français (référence explicite de l’Élysée au cas du journaliste Christophe Gleizes) qui cherchent à convertir un "succès" discret en crédit politique pour rebaliser la relation. 

Les moteurs géopolitiques : mobilité, sécurité, mémoire, économie

Mobilité & sécurité. Pour Paris, l’enjeu immédiat est la réingénierie des procédures de réadmission (laissez‑passer, identification, transferts) et le co‑traitement des risques criminels/terroristes transnationaux. La perspective d’une visite de Laurent Nuñez s’inscrit dans ce chaînage technico‑sécuritaire, adossé à un discours de co‑responsabilité.

Mémoire & symboles. Les dossiers de mémoire coloniale et du Sahara occidental constituent des déclencheurs d’opinion des deux côtés. La prise de position de Paris en 2024 sur le Sahara a réactivé des réflexes de souveraineté à Alger et fragilisé la confiance stratégique. La visite actuelle tente de déconnecter les fils techniques (consulaires/sécuritaires) des nœuds symboliques — au moins temporairement

Économie & entreprises. Le déblocage consulaire a un effet multiplicateur sur les chaînes de valeur : cadres, techniciens et experts circulent mieux, les projets redémarrent, les décisions d’investissement redeviennent possibles. Les acteurs économiques lient explicitement la fluidité consulaire à la prévisibilité des opérations.

Changement de cap à Paris : de la sanction à la « demande coopérative »

Le tournant Nuñez à l’Intérieur acte qu’une stratégie de pressions consulaire‑visas produit des effets limités et des contre‑coups politiques. D’où la recherche d’un « dialogue exigeant » qui conditionne certains canaux (mobilité, sécurité) à des garanties opérationnelles vérifiables, sans exhiber publiquement les points de friction. Cette ligne est cohérente avec la mission Descôtes : réparer les fils consulaire‑administratifs avant d’aborder les sujets symboliques

La posture algérienne : dissocier les trajectoires, garder la boussole de la souveraineté

Alger sépare les dossiers : elle affirme que la relation dépasse les cas individuels (Sansal, etc.), qu’elle rejette la judiciarisation politique des opposants en France, et qu’elle exige le respect des immunités et des procédures — position exprimée lors de l’affaire Amir DZ et des répliques consulaire. La réciprocité demeure la doctrine dans les expulsions et accréditations.
Pour autant, l’ouverture humanitaire sur Sansal montre un pragmatisme maîtrisé : Alger donne un geste d’apaisement sans « monétiser » le politique, et renvoie à Paris la responsabilité de recalibrer les volets mémoriels et migratoires qu’elle juge intrusifs ou instrumentalisés

Trois scénarios à court terme

  1. Désescalade gérée. Réactivation graduelle des services consulaires (accréditations, circuits documentaires), retour des ambassadeurs, et visites techniques (dont celle de Nuñez). Les dossiers symboliques restent hors projecteurs, le temps de stabiliser le technique. 

  2. Rechute rapide. Un rebond judiciaire (nouveaux actes dans l’affaire Amir DZ, détentions) rallumerait la spirale symétrique des expulsions et gèlerait l’effet Descôtes. 

  3. Pénétration humanitaire élargie. Capitaliser sur l’affaire Sansal pour traiter d’autres cas (ex. Christophe Gleizes), créer un capital de confiance et ouvrir prudemment les chantiers migration/mémoire

Conclusion : privilégier les « couloirs latéraux » pour ré‑architecturer le face‑à‑face

La mission d’Anne‑Marie Descôtes illustre une diplomatie des couloirs : réactiver les circuits consulaire‑sécuritaires pour refroidir des dossiers hautement symboliques (Sahara, mémoire), et redonner aux présidences marges de manœuvre hors de la lumière crue du conflit. La réussite dépendra de la discipline de part et d’autre à maintenir le technique à l’abri des séismes d’opinion, tout en construisant des garanties opérationnelles (réadmission, sécurité, mobilité économique) assez robustes pour absorber les chocs politiques à venir. 


Par Belgacem Merbah



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