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La bey‘ah (l’allégeance) comme fondement territorial : Analyse critique de l’argumentaire marocain à la lumière du droit islamique et de l’histoire politique maghrébine

Les revendications marocaines concernant le Sahara Occidental et les régions sahariennes algériennes — qualifiées dans le discours makhzénien de « Sahara Oriental » — reposent essentiellement sur un argumentaire mêlant histoire politique et référentiel religieux. Le Makhzen avance en effet que des liens de vassalité, consacrés par la bey‘ah (l’allégeance en arabe), auraient historiquement uni les tribus du Sahara au sultan de Fès. À partir de cette prémisse, l’appareil doctrinal marocain attribue à ces actes d’allégeance une valeur juridique permanente, supposée légitimer des prétentions territoriales contemporaines.

Cette démarche, qui mobilise le droit islamique à des fins géopolitiques, s’appuie sur une longue tradition de fatwas et d’ouvrages commandités afin d’étayer le bien-fondé des revendications alaouites. Toutefois, cette interprétation appelle une réévaluation sérieuse, tant sur le plan historique que sur le plan juridique. Les réponses nationales algériennes, souvent centrées sur la démonstration archivistique que la Saoura, le Touat, le Gourara ou le Tidikelt relevaient de la Régence d’Alger et antérieurement du royaume zianide, ont certes une valeur stratégique. Mais elles ne répondent pas à la question centrale : ces bey‘ah, même si elles avaient existé, sont-elles islamique­ment valables comme fondement d’une souveraineté contemporaine ?

C’est précisément ce débat que l’analyse juridique traditionnelle permet d’éclairer. Un éminent savant malikite algérien originaire du Touat — et dont la compétence est unanimement reconnue — affirme l’invalidité de ces revendications sur la base d’au moins trois principes fondamentaux du fiqh malékite.


1. La bey‘ah : un contrat bilatéral soumis aux maqāṣid al-sharī‘a

Dans la tradition islamique, la bey‘ah n’est pas un acte unilatéral imposant au « sujet » une fidélité inconditionnelle envers le prince. Elle constitue un contrat à obligations réciproques. Le souverain ne peut réclamer l’obéissance qu’à la condition d’assurer les maqāṣid al-sharī‘a — préservation de la religion, de la vie et de la sécurité, de la raison, de la dignité familiale et de la propriété — tels que systématisés par al-Shāṭibī.

Ainsi, même en admettant que des tribus sahariennes aient un jour prêté allégeance à l’autorité alaouite, l’incapacité du sultan marocain à protéger ces populations lors de l’expansion coloniale française entraîne ipso facto la caducité du contrat. Une bey‘ah qui n’offre plus la protection promise perd sa validité religieuse et juridique.

2. L’autorité du prince est nulle lorsque le territoire est soumis à un pouvoir non islamique

La conquête coloniale européenne bouleversa profondément l’ordre politique maghrébin. Dès lors qu’un territoire passe sous administration étrangère, la souveraineté d’un prince musulman cesse de produire des effets juridiques. Les grands auteurs malikites — Qāḍī ‘Iyāḍ dans Tartīb al-Madārik, Ibn Rushd al-Jadd, al-Qarāfī ou Ibn ‘Arafa — ont établi ces principes durant les périodes de la Reconquista et des offensives ibériques en Afrique du Nord.

Plus récemment, durant l’époque coloniale, les juristes musulmans ont affirmé qu’un souverain réduit au rôle de représentant nominal d’une puissance étrangère — simple paravent politique dénué d’autonomie — ne détient plus d’autorité légitime sur les musulmans. C’était précisément la situation de la monarchie alaouite sous le Protectorat français.

Ainsi, même si une bey‘ah avait été contractée avant la colonisation, elle devient déficiente et sans effets dès la perte de souveraineté réelle du prince.

3. Le principe supérieur : la souveraineté revient à l’entité islamique qui libère le territoire

Le troisième point constitue, juridiquement et normativement, le plus déterminant. La sharī‘a impose que les territoires musulmans soient libérés du joug étranger par l’entité la plus capable d’assurer la défense et les intérêts de leurs habitants. Dans ce cadre, les allégeances antérieures sont suspendues, voire annulées, dès lors qu’une nouvelle autorité assure la libération et la protection du territoire.

Lorsque les principautés andalouses se révélèrent incapables de repousser les avancées espagnoles, les juristes malikites appelèrent les Almoravides à intervenir, donnant ainsi la légitimité à un pouvoir extérieur mais plus apte à défendre les musulmans. Le Qāḍī ‘Iyāḍ affirma alors que l’allégeance devait revenir à l’autorité protectrice, et non à la dynastie antérieure défaillante.

De même, les savants algériens sollicitèrent l’intervention des frères Barberousse pour libérer Alger des Espagnols, consacrant par là même une nouvelle souveraineté islamique.

Appliqué au Sahara algérien, cela signifie que la libération intégrale du territoire saharien par l’Armée de Libération Nationale (ALN) consacre juridiquement, au sens du droit islamique, la souveraineté algérienne. Le territoire est, de jure, algérien, indépendamment de toute allégeance antérieure.

Application au Sahara Occidental

Le même raisonnement s’applique au cas du Sahara Occidental. Même en postulant l’existence d’une bey‘ah tribale envers l’autorité alaouite, cette dernière ne protégea pas les Sahraouis contre l’invasion espagnole. La résistance fut menée par les figures sahraouies telles que Cheikh Ma al-‘Aynayn et son fils Moulay Hiba, qui fut même proclamé sultan de Marrakech en 1912, ce qui consacre la déchéance politique de l’autorité alaouite dans la région.

Par ailleurs, la libération du territoire ne fut pas l’œuvre des Forces Armées Royales marocaines, mais celle des Sahraouis eux-mêmes, engagés dans la défense de leur terre et dans l’application des principes supérieurs de la sharī‘a. Dès lors, le droit islamique attribue la souveraineté à ceux qui ont effectivement assumé cette mission.

Conclusion : l’argument de la bey‘ah, un fondement juridiquement fragile et historiquement caduc

L’argument makhzénien reposant sur la bey‘ah est, en soi, recevable en tant que concept doctrinal. Toutefois, sa valeur juridique dépend de la vérification de ses conditions de validité, conditions qui ne sont presque jamais discutées dans le discours officiel marocain. Or, comme le démontrent les principes du droit malikite :
  • la bey‘ah n’est pas un lien perpétuel,
  • elle s’éteint lorsque le prince ne protège plus ses sujets,
  • elle devient nulle lorsque le territoire tombe sous domination étrangère,
  • et elle est définitivement annulée lorsque d’autres entités islamiques libèrent le territoire.
Ainsi, les bey‘ah invoquées par le Makhzen — même si leur existence historique devait être attestée — sont théologiquement et juridiquement inopérantes. Elles ne sauraient, en aucun cas, constituer un fondement légitime à des revendications territoriales contemporaines. La question de leur existence relève par ailleurs des historiens, mais la question de leur validité, elle, est déjà tranchée par la tradition juridique malikite.



Par Sofiane Cherif



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