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Sahara occidental : lecture géopolitique et géostratégique d’un dossier piégé par le droit, l’histoire et les rapports de force

La reconnaissance, par une administration américaine, de la « souveraineté marocaine » sur le Sahara occidental ne modifie ni le statut international du territoire ni la feuille de route onusienne : le Sahara occidental demeure un territoire non autonome relevant d’un processus de décolonisationl’autodétermination du peuple sahraoui est la clé de voûte. Aucun État tiers n’a juridiquement « autorité » pour transférer la souveraineté d’un territoire qu’il ne détient pas. Réduire, en outre, la rivalité Algérie–Maroc à la seule question sahraouie est un contresens : la guerre des sables (1963) a installé, bien avant 1975, un socle de méfiances, de doctrines et de frontières qui pèse encore sur les calculs stratégiques des deux capitales. 



1) Cadre normatif : qui décide du statut final ?

  • CIJ, 16 octobre 1975. L’avis consultatif a reconnu des liens d’allégeance historiques, mais aucun lien de souveraineté territoriale entre le Sahara occidental d’une part et le Maroc/Mauritanie d’autre part, concluant que rien ne déroge à la résolution 1514 (XV) sur la décolonisation via l’expression libre et authentique de la volonté des populations. Traduction : le détenteur de la décision finale est le peuple sahraoui
  • ONU, MINURSO. Créée par la résolution 690 (1991), la mission a pour objet initial l’organisation d’un référendum permettant de choisir entre indépendance et intégration. Les prorogations récentes (dont 2756 (2024)) réaffirment la recherche d’une solution politique “juste, durable et mutuellement acceptable” créant les conditions de l’autodétermination : personne au Conseil n’a juridiquement entériné une souveraineté unilatérale. 

2) Mauvais diagnostic : le différend Algérie–Maroc ne naît pas en 1975

Focaliser la normalisation Alger–Rabat sur une « sortie rapide » du Sahara occidental sous‑estime la profondeur historique de la rivalité. La guerre des sables (oct. 1963), sur fond de tracés frontaliers coloniaux, d’irredentismes et d’intangibilité des frontières, a ancré une méfiance structurelle et une sécuritisation du front occidental qui influencent encore les politiques publiques, les budgets de défense et les coalitions diplomatiques. Toute approche qui réduit la relation bilatérale au seul Sahara oublie cette matrice conflictuelle fondatrice. 

3) Topographie géostratégique : corridors, “berm”, et effet d’entraînement sahélien

  • Guerguerat est un choke‑point logistique entre Atlantique et Afrique de l’Ouest. Les tensions de 2020 y ont fait planer des risques de rupture de flux (commerce, vivres, énergie), poussant l’Union africaine à appeler à préserver le statu quo et à accélérer la médiation onusienne. 
  • Le “berm” et la dégradation post‑2020 du cessez‑le‑feu ont forcé la MINURSO à adapter sa posture d’observation de part et d’autre, tout en restant dépourvue de levier coercitif : cela gèle les lignes sans résoudre la question du statut. 

4) Diplomatie américaine & “irréversibilité” déclaratoire : portée et limites

Des conseillers proches de Donald Trump, dont Massad Boulos, présentent la reconnaissance américaine (2020) comme “irréversible”, en vantant l’autonomie de 2007 comme « meilleur cadre ». Mais ces positions relèvent d’une diplomatie déclaratoire : elles n’abrogent pas le droit applicable ni la procédure onusienne. La résolution 2756 (2024) prolonge la MINURSO et recadre le processus dans la formule ONU (« juste, durable, mutuellement acceptable » + conditions d’autodétermination), dans un Conseil clivé (12 pour, 2 abstentions, 1 non‑participation). 

Parallèlement, le Comité spécial de la décolonisation (C‑24) a illustré en 2025 l’hétérogénéité des positions : bloc pro‑autonomie vs bloc pro‑référendum. Cette fragmentation invalide, au plan multilatéral, toute prétention à une « irréversibilité » politique erga omnes

5) Acteurs régionaux : intérêts, leviers, lignes rouges

Maroc

Objectif : verrouiller une issue d’autonomie sous souveraineté, sécuriser le corridor atlantique (Guerguerat) et ancrer la lecture « ONU = réalisme & compromis ». Leviers : réseaux diplomatiques, investissements dans les provinces du Sud, contrôle du terrain et soutien de partenaires. Ligne rouge : pas de référendum binaire. 

Algérie

Objectif : défendre la doctrine d’autodétermination et la légalité onusienne de la décolonisation ; éviter toute formule entérinant une souveraineté marocaine. Leviers : poids diplomatique africain, capacité d’agenda‑setting au Conseil, soutien politique au Front Polisario. Lignes rouges : pas de solution sans référendum ni de réduction du mandat MINURSO.

Front Polisario / RASD

Objectif : référendum d’autodétermination (Plan de règlement), reconnaissance du rôle de partie au processus, maintien de l’option indépendance. Leviers : CIJ (1975), réseau UA & C‑24. Lignes rouges : solutions prédéterminées, affaiblissement du mandat MINURSO. 

Mauritanie

Objectif : neutralité prudente, sécurisation du Guerguerat et des échanges vers l’Afrique de l’Ouest. Leviers : rôle d’État voisin pivot dans les tables rondes ONU. Ligne rouge : éviter toute escalade aux abords du corridor. 

Espagne & Union européenne

Objectif : stabilité maghrébine, gestion migratoire/énergétique, conformité juridique des accords (contentieux récurrents). Leviers : partenariats sécuritaires et commerciaux, poids normatif de l’UE. Contrainte : éviter une dissonance UE–ONU sur le statut du territoire. 

États du Golfe (CCG)

Objectif : stabilité et alignement avec Rabat, soutien à l’autonomie comme issue « réaliste », tout en préservant des canaux avec Alger. Leviers : déclarations groupées, appuis économiques. 

Union africaine & États africains clés

Objectif : préserver la cohésion d’une UA où Maroc et RASD siègent, sans créer de voie parallèle à l’ONU. Leviers : Troïka/Quartet d’appoint au processus onusien, appels à la retenue (ex. Guerguerat). Contradiction : diversité d’alignements régionaux qui limite la capacité de l’UA à trancher. [

6) Scénarios à 12–24 mois

  1. Status quo conflictuel géré
    Prorogations MINURSO, consultations de l’Envoyé personnel, sans percée statutaire ; frontières Algérie–Maroc fermées, coûts d’opportunité persistants pour l’intégration maghrébine. 

  2. Ajustements procéduraux sous parapluie ONU
    Relance de tables rondes avec garde‑fous techniques (accès OHCHR, logistique MINURSO, mine action) ; réduction du risque d’escalade aux points sensibles (Guerguerat) sans trancher la question du statut. 

  3. Compétitions d’influence “minilatérales”
    Pressions bilatérales pour prioriser l’autonomie comme seule base, contre‑feux de membres du Conseil et d’États pro‑référendum au C‑24 ; résultat : polarisation accrue et contentieux périphériques. 

7) Options de politique publique (réalistes et vérifiables)

  • Cadrer toute initiative externe (US/UE/partenaires) sur la double boussole CIJ/ONU : « solution politique » et « conditions de l’autodétermination » — à défaut, coûts de réputation et blocages au Conseil.
  • “Paquet MINURSO” à la prochaine prorogation : sécurité des sites, facilitation OHCHR, reporting standardisé (incidents, liberté de mouvement), sans altérer le mandat‑socle. 
  • Désenchevêtrer les canaux Algérie–Maroc : rouvrir des formats techniques (douanes, aviation, santé animale, lutte anti‑trafics) indépendamment du canal sahraoui, pour diminuer la prime au blocage
  • Rôle d’appoint de l’UA : activer davantage la Troïka/Quartet pour la désescalade (Guerguerat), appuyer l’Envoyé personnel et éviter tout processus parallèle à l’ONU.

Conclusion

  1. Trump n’a aucune souveraineté à “offrir” : au regard de la CIJ (1975) et des résolutions ONU, seul le peuple sahraoui peut trancher le statut final du territoire. Les reconnaissances nationales ne créent ni ne transmettent de souveraineté territoriale.
  2. Réduire Alger–Rabat au Sahara est un contresens : la guerre des sables (1963) et la géopolitique des frontières coloniales ont façonné une rivalité structurelle qu’aucun “quick win” ne résoudra. 
  3. Seule une ingénierie politique patiente, respectant la boussole CIJ/ONU, traitant les risques concrets (corridors, droits humains, logistique MINURSO) et déconnectant peu à peu les différends historiques du cœur de la négociation statutaire, peut ouvrir une trajectoire durable. 


Par Belgacem Merbah



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