Sous les lambris du Conseil de sécurité, Washington est revenu de son ambition d’ériger le plan d’autonomie marocain en seule base de négociation. À l’épreuve des rapports de force, l’exclusivité voulue a buté sur l’arithmétique onusienne, les menaces de veto et la jurisprudence du droit international, reconduisant—encore—le langage d’un règlement « juste, durable et mutuellement acceptable » et la prolongation de la MINURSO sans inflexion doctrinale[1][2]. En arrière‑plan, un fait structurant demeure : la reconnaissance américaine de décembre 2020, enchâssée dans le troc diplomatique des Accords d’Abraham, a déplacé le centre de gravité du dossier hors du strict cadre onusien, sans pour autant créer un consensus multilatéral[3][4].
1) Un « plan » sans les parties : l’Algérie hors consultation, les Sahraouis marginalisés
Les cycles 2024‑2025 ont confirmé l’impression d’un processus piloté ailleurs : l’Algérie a publiquement fustigé une conduite « non objective » du penholder américain et s’est abstenue de participer au vote en 2024, tandis que le Conseil se bornait à reconduire la MINURSO d’un an[2][5]. Surtout, les principaux concernés—les Sahraouis—n’ont pas été partie prenante des architectures transactionnelles. Le Front Polisario a formellement rejeté tout processus prédéterminant l’issue au profit de l’autonomie, rappelant que le Sahara occidental demeure un territoire non autonome selon les Nations unies[6][7]. Le hiatus entre une diplomatie d’« effets » et l’exigence d’un consentement du peuple sahraoui fait obstacle à toute clôture rapide.
2) La pression des puissances et la « légitimation » problématique
L’idée d’un Conseil sommé, sous double pression américaine et française, de légitimer une occupation résonne d’autant plus fort que le même Conseil s’est montré paralysé sur Gaza : veto américain répété à des cessez‑le‑feu, vetos russe et chinois à un texte américain jugé insuffisant—symptôme d’une instance polarisée, où la « diplomatie performative » remplace trop souvent la recherche d’équilibres[8][9]. Dans le dossier sahraoui, Paris a durci son appui politique à l’option d’autonomie, mais l’Union européenne, comme institution, maintient sa ligne pro‑ONU et demeure contrainte par la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE, qui exige le consentement des Sahraouis pour inclure le territoire dans les accords UE‑Maroc[10][11]. Autrement dit : la politique se réaligne, le droit freine.
3) Les Accords d’Abraham, matrice d’un traitement extra‑onusien
Le 10 décembre 2020, la Maison Blanche reconnaît la « souveraineté » du Maroc sur le Sahara contre la normalisation Maroc–Israël. La déclaration tripartite et le briefing du CRS ont documenté ce marchandage, rupture avec des décennies de prudence américaine et mise à distance du consensus onusien[3][4]. Depuis, plusieurs projets américains ont tenté de verrouiller la négociation autour de l’autonomie ; tous ont achoppé, en pratique, sur la géométrie variable du Conseil et le spectre du veto, renvoyant à une prose onusienne d’équilibre[1][5].
4) Ce n’est pas Rabat qui a « gagné », c’est la conjoncture Trump + réalignements européens
La réélection de Donald Trump a consolidé la reconnaissance américaine de 2020 et durci le tropisme pro‑autonomie à Washington (déclarations officielles, rôle de penholder)[12][1]. À l’Ouest du continent, plusieurs capitales se sont réalignées : Madrid a réitéré que l’autonomie est la base « la plus crédible », Paris a franchi un seuil politique dans son soutien, et Bruxelles (Belgique) a récemment rejoint le camp des soutiens explicites[13][14]. Pourtant, l’UE comme telle n’a pas endossé l’autonomie : sa position demeure l’appui au processus onusien, et la CJUE a rappelé que le consentement sahraoui est un préalable pour tout accord incluant le territoire[11][10]. L’onde de choc de la guerre en Ukraine—cohésion transatlantique, priorités énergétiques et migratoires—a accéléré ce réalignement politique sans lever les verrous juridiques[15][11].
5) Moscou, Pékin et la tentation américaine d’un « pilier » maghrébin
La compétition de puissances en Afrique nourrit une lecture américaine du Maroc comme pilier de sécurité en Afrique du Nord et au Sahel central—un rôle de « proxy stabilisateur » inspiré de modèles moyen‑orientaux, activement promu dans la pensée stratégique pro‑atlantique[12][16]. En face, Moscou et Pékin exercent une influence croissante, y compris au Conseil, pesant sur le destin de tout texte jugé déséquilibré[5][17]. L’analogie « Israël au Levant / Maroc au Maghreb » peut séduire les faiseurs de stratégies ; elle heurte toutefois la juridicité onusienne (statut de décolonisation, autodétermination) et revient, de facto, à marginaliser l’Algérie et les Sahraouis comme sujets politiques à part entière[7][2].
6) L’irréalisme d’une diplomatie transactionnelle
Au‑delà des proclamations, le « plan » ne s’atterrit pas :
- Exclusion des premiers intéressés : les Sahraouis refusent de négocier sous pré‑cadrage exclusif ; la jurisprudence européenne consacre leur consentement comme pivot juridique[6][11].
- Absence de consensus au Conseil : les initiatives « autonomie‑seule » se diluent au fil des négociations, tandis que la MINURSO est reconduite sans changement de mandat politique[1][2].
- Terrain inchangé : le statu quo sécuritaire et l’« insoutenabilité » du conflit, soulignés par les rapports onusiens, perdurent[18][16].
Résultat : un plan ni juste (parce qu’il ignore l’agentivité sahraouie), ni réalisable (faute de base légale et de majorité multilatérale).
7) L’Algérie, la sécurité nationale et les lignes rouges
Pour Alger, le Sahara occidental est une question de sécurité nationale. À l’ONU, la diplomatie algérienne fixe ses lignes : paradigme de décolonisation, autodétermination, refus d’un cadrage imposé[19][2]. Les travaux du Crisis Group décrivent un risque d’escalade si l’on tente de forcer une solution sans inclusion réelle des parties, dans un environnement maghrébo‑sahélien déjà fragilisé[20][16]. À dire vrai, aucune architecture de sécurité durable au Maghreb‑Sahel ne saurait ignorer l’Algérie ni faire l’économie d’une inclusion sahraouie substantielle.
Conclusion — Sous un ciel lourd d’incertitudes
Le Sahara occidental reste un conflit gelé où la tentation d’un « exclusif » se brise sur la mécanique du multilatéral et du droit. L’Amérique signifie, l’Europe s’aligne politiquement, Rabat intègre économiquement, Alger délimite ses lignes rouges—mais rien ne remplace un processus inclusif, conforme au cadre onusien et fondé sur des paramètres acceptables par les parties. Tant que le dossier sera traité comme une variable d’ajustement d’équations géopolitiques (Abraham Accords, rivalités de puissances, gestion migratoire), il reconduira le statu quo et la fragilité régionale. La seule « rupture » crédible n’est pas d’écriture : elle est procédurale (inclusion des Sahraouis et de l’Algérie), juridique (respect des statuts onusiens et du consentement), et politique (sortir du réflexe transactionnel). Faute de quoi, le ciel de Manhattan continuera d’entretenir l’illusion d’un horizon qui ne vient pas.
Par Belgacem Merbah
Sources
[15] EEAS & CJUE (voir [10] et [11]) – cadre onusien & exigence de consentement sahraoui (2024)
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