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Les manœuvres “Chergui” : lecture géopolitique et géostratégique d’une démonstration franco-marocaine aux frontières algériennes

À un moment où le Maghreb connaît une reconfiguration de ses équilibres régionaux sous l’effet des transformations sahéliennes et des rivalités internationales, les exercices militaires conjoints entre la France et le Maroc, baptisés « Chergui », ont suscité une forte réaction à Alger.

Officiellement présentés comme des exercices destinés à renforcer les capacités opérationnelles et l’interopérabilité, leur contexte, leur localisation et leur dénomination révèlent une portée politique et stratégique bien plus profonde.

Déployés dans l’Est marocain, à proximité immédiate de la frontière algérienne, ces manœuvres envoient plusieurs messages : l’un politique à l’Algérie, l’un géostratégique concernant le repositionnement français en Afrique du Nord, et un message symbolique sur le rôle du Maroc comme partenaire sécuritaire privilégié de l’Occident.

Cet article propose une lecture géopolitique et géostratégique de ces manœuvres, en analysant leurs fondements, leurs objectifs implicites et leurs implications régionales.

I. Le cadre géopolitique : tensions persistantes et reconfigurations d’alliances

1. Le Maghreb sur la corde raide

Depuis la rupture diplomatique entre l’Algérie et le Maroc en 2021, la frontière terrestre demeure un espace de tension permanent.

Les différends liés au Sahara occidental, les accusations d’espionnage via le logiciel Pegasus et la normalisation marocaine avec Israël ont consolidé un climat de méfiance structurelle.

Dans ce contexte, toute activité militaire à proximité de la frontière est immédiatement perçue comme un signal politique.

2. La France entre perte d’influence et repositionnement

Après l’échec de sa stratégie au Sahel et le retrait de l’opération Barkhane, la France cherche de nouveaux points d’ancrage en Afrique du Nord.

Le Maroc apparaît comme un partenaire stable, économiquement dynamique et étroitement lié à l’OTAN.

Les manœuvres Chergui s’inscrivent donc également dans la stratégie française visant à maintenir sa présence militaire et son influence politique dans la région.

3. L’Algérie dans une posture de vigilance stratégique

Face à ce rapprochement franco-marocain, l’Algérie adopte une posture de prudence active.

Elle renforce ses partenariats militaires avec la Russie, la Chine et la Turquie, affirmant sa doctrine de souveraineté et de dissuasion.

Dans ce contexte, Chergui est perçu comme une provocation symbolique et un moyen de tester la vigilance stratégique algérienne.

II. Les manœuvres “Chergui” : objectifs officiels, composition et détails opérationnels

1. Renforcer l’interopérabilité et la coopération stratégique

L’exercice Chergui réunit l’armée française et les Forces armées royales marocaines (FAR) dans la région d’Errachidia.

Son objectif principal est de renforcer l’interopérabilité entre les deux armées tout en consolidant la coopération stratégique entre Paris et Rabat dans un environnement désertique exigeant.

2. Chergui 2025 : composition et scénario

L’édition 2025 illustre la coopération militaire franco-marocaine :
  • 5ᵉ régiment d’hélicoptères de combat (5e RHC) – France
  • 1ᵉʳ régiment de chasseurs (1er RC) – France
  • 1ᵉʳ régiment de tirailleurs (1er RT) – France
  • Module de commandement de la 4ᵉ brigade d’aérocombat (4e BAC) – France

Ces unités opèrent aux côtés des forces des FAR dans le secteur opérationnel de Tafilalet.

Le scénario simule une agression contre l’intégrité territoriale du Maroc, offrant un test réaliste des capacités des forces combinées.

3. Structure et déroulement

L’entraînement se déroule en deux volets principaux :
  • CPX (Command Post Exercise) : planification et coordination interarmées
  • LIVEX (Live Exercise) : manœuvres tactiques combinées sol-air
Le matériel mobilisé comprend chars M1A2 Abrams, hélicoptères Gazelle marocains, Tigre et NH90 français, évoluant dans le relief exigeant de l’Atlas, le sable et les écarts thermiques extrêmes.

4. Portée opérationnelle et stratégique

Au-delà de l’aspect technique, Chergui 2025 témoigne de la solidité du partenariat stratégique entre la France et le Maroc.

L’exercice vise à :
  • Renforcer l’interopérabilité militaire
  • Développer les savoir-faire tactiques et techniques
  • Répondre aux défis sécuritaires régionaux dans un contexte international instable
Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’un entraînement, mais aussi d’un signal politique et stratégique, démontrant la volonté de Paris et Rabat de coopérer face aux défis régionaux.

III. Implications géostratégiques : démonstration de puissance et rééquilibrage régional

1. Message "dissuasif" à l’Algérie

Au-delà de l’aspect opérationnel, Chergui envoie un message clair : le Maroc peut mobiliser ses forces conjointement avec un allié européen majeur à proximité de la frontière orientale.

Pour l’Algérie, cela représente un rappel du soutien occidental dont bénéficie Rabat et de sa capacité à influencer l’équilibre stratégique régional.

2. Repositionnement français au Maghreb

La participation de la France permet de maintenir une présence militaire visible dans le Maghreb après le retrait du Sahel.

Paris envoie un double message : il reste un acteur de sécurité crédible, et il renforce son alliance stratégique avec le Maroc comme contrepoids à l’Algérie.

3. Escalade maîtrisée et équilibre régional

Même si ces manœuvres ne constituent pas une menace directe, elles contribuent à la militarisation symbolique de la région.

En réponse, l’Algérie intensifie ses propres exercices et consolide ses capacités de dissuasion, établissant ainsi un équilibre stratégique subtil mais tendu.

Conclusion : “Chergui”, le souffle chaud d’une rivalité persistante

Les manœuvres Chergui dépassent largement le cadre d’un simple exercice : elles incarnent les dynamiques concurrentielles du Maghreb, où les démonstrations militaires deviennent un langage stratégique codé.

Pour le Maroc, elles signalent sa fiabilité comme partenaire militaire de l’Occident ; pour la France, un moyen de maintenir son influence ; pour l’Algérie, une provocation symbolique qui confirme la nécessité de préserver sa souveraineté et son équilibre régional.

En l’absence d’un dialogue politique effectif entre Alger et Rabat, les démonstrations militaires deviennent le principal canal de communication.

Le Chergui—ce vent chaud venant de l’Est—symbolise une rivalité séculaire dans le Maghreb, où la géopolitique et l’histoire restent étroitement imbriquées dans un climat de méfiance et d’affirmation nationale.

Par Belgacem Merbah



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