La théorie dite du “Grand Maroc” occupe une place singulière dans l’histoire politique du Maghreb contemporain. Généralement attribuée à Allal El Fassi, chef du parti de l’Istiqlal, elle défendait l’idée que le Maroc indépendant devait « retrouver ses frontières historiques », en englobant non seulement le Sahara occidental, mais également la Mauritanie, une partie de l’Algérie (Tindouf et Béchar) ainsi que des zones du Mali.
Or, l’analyse des archives et des dynamiques régionales révèle que cette théorie ne fut pas une pure invention marocaine. Elle fut élaborée et conceptualisée par le SDEC (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage, ancêtre de la DGSE) dans la seconde moitié des années 1950, comme instrument de division géopolitique. Allal El Fassi et son parti ne firent que reprendre et exécuter une stratégie déjà pensée dans les cercles du renseignement français.
I. Contexte chronologique
- 1956 : indépendance du Maroc. Début de la construction d’un récit national intégrant l’idée de « frontières historiques ».
- 28 novembre 1960 : proclamation de l’indépendance de la Mauritanie, que le Maroc refusa de reconnaître, la considérant comme partie intégrante de son territoire.
- 5 juillet 1962 : indépendance de l’Algérie après 132 ans de colonisation. La France, affaiblie, cherche à préserver son influence et à empêcher Alger d’incarner un pôle régional révolutionnaire.
- Octobre 1963 : déclenchement de la guerre des Sables entre le Maroc et l’Algérie, conséquence directe des revendications expansionnistes.
- 1969 : le Maroc reconnaît officiellement l’indépendance de la Mauritanie, contraint par les pressions africaines et internationales.
II. Le rôle du SDEC dans la genèse de la théorie
Contrairement au récit nationaliste marocain, la « théorie du Grand Maroc » n’est pas née uniquement dans l’imaginaire d’Allal El Fassi.
- À partir de 1957-1958, le SDEC élabore une stratégie de division régionale :
- Isoler l’Algérie indépendante et réduire son rayonnement révolutionnaire.
- Entretenir un antagonisme permanent entre le Maroc et ses voisins (Algérie, Mauritanie, Mali).
- Justifier la présence française en Mauritanie en la présentant comme un rempart contre l’expansion marocaine.
- Dans ce cadre, la doctrine du “Grand Maroc” fut conceptualisée comme une arme géopolitique. Allal El Fassi, par son charisme et son rôle à la tête de l’Istiqlal, en devint le porte-parole naturel.
III. Le rôle pivot d’El Horma Ould Babana
La figure d’El Horma Ould Babana (1912-1979) illustre parfaitement le mécanisme par lequel la France a instrumentalisé cette doctrine.
- Premier député mauritanien à l’Assemblée nationale française en 1946, il s’opposa aux plans français d’indépendance mauritanienne et milita pour un rattachement de son pays au Maroc.
- Après avoir été marginalisé en Mauritanie, le SDEC favorisa son rapprochement avec le Maroc, où il rejoignit le parti de l’Istiqlal à la fin des années 1950.
- Pour Allal El Fassi, Ould Babana constituait une preuve politique : un leader mauritanien de renom validait la thèse selon laquelle la Mauritanie était marocaine.
- Pour la France, ce rapprochement servait un double objectif :
- Alimenter le discours expansionniste marocain afin de provoquer des conflits régionaux.
- Présenter l’indépendance mauritanienne comme fragile, justifiant ainsi la présence et la tutelle françaises à Nouakchott.
IV. De la théorie à l’affrontement
- Avec l’indépendance de l’Algérie en 1962, le Maroc, encouragé dans sa doctrine, formula rapidement des revendications territoriales.
- Ces revendications culminèrent dans la guerre des Sables (octobre 1963), qui opposa l’armée marocaine à l’Algérie nouvellement indépendante, fragilisant Alger au moment où elle sortait à peine d’une guerre coloniale sanglante.
- Parallèlement, le Maroc maintint son refus de reconnaître l’indépendance mauritanienne jusqu’en 1969, en cohérence avec la thèse du “Grand Maroc”.
V. Les résultats stratégiques de l’opération
- Affaiblissement de l’Algérie : contrainte d’entrer en guerre dès 1963, l’Algérie vit son projet de leadership régional contrarié.
- Division du Maghreb : les rivalités frontalières empêchèrent toute émergence d’un front maghrébin uni et autonome.
- Renforcement de la présence française en Mauritanie : la menace expansionniste marocaine, alimentée par le SDEC, servit de justification à la prolongation de l’influence militaire et politique française.
- Dépendance du Maroc : le royaume, en reprenant la théorie conçue par le SDEC, se plaça dans une dynamique instrumentalisée, où ses ambitions nationales servaient les calculs de l’ancienne puissance coloniale.
Conclusion
La théorie du “Grand Maroc” ne saurait être comprise uniquement comme une construction idéologique interne marocaine. Elle fut d’abord et avant tout une élaboration du SDEC, pensée dans les années 1950 pour diviser le Maghreb, contenir l’Algérie révolutionnaire et maintenir l’influence française en Mauritanie et au Sahel.
Allal El Fassi et le parti de l’Istiqlal en furent les exécutants politiques, donnant une forme militante et nationaliste à une stratégie conçue dans les bureaux de l’intelligence française.
Quant à El Horma Ould Babana, il constitua le maillon mauritanien de cette opération, apportant la caution symbolique qui permettait à la thèse du “Grand Maroc” de se présenter comme historiquement fondée.
Ainsi, derrière le discours de la souveraineté et de la continuité historique se cachait en réalité une opération de subversion géopolitique française, dont les séquelles – conflits territoriaux, rivalités algéro-marocaines, question du Sahara occidental – continuent de marquer la région jusqu’à aujourd’hui.
Par Belgacem Merbah
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