Accéder au contenu principal

Tensions diplomatiques entre l’Algérie et les Émirats arabes unis

Les relations entre Alger et Abou Dhabi, longtemps cordiales – notamment sous le président Bouteflika, qui avait ouvert son marché aux investissements émiratis – se sont considérablement dégradées depuis quelques années. Cette rivalité puise ses racines dans des divergences idéologiques et géopolitiques majeures. D’un côté, l’Algérie défend traditionnellement le principe de non-intervention, un nationalisme arabe indépendant et le soutien inconditionnel à la cause palestinienne. De l’autre, les Émirats, État fédéral monarchique pro-occidental, adoptent une stratégie plus proactive et anti-islamiste (en soutien aux régimes autoritaires de la région) et ont ouvertement normalisé leurs relations avec Israël. Comme le note la presse, une « crise silencieuse » couvait depuis 2021, avant de virer à l’affrontement ouvert en 2023 .

Conflits géopolitiques majeurs

1- Libye

Les deux pays s’opposent nettement sur le dossier libyen. Les Émirats ont soutenu militairement le maréchal Khalifa Haftar (commandant de l’« Armée nationale libyenne » dans l’Est du pays), le considérant comme un rempart contre les Frères musulmans et la Turquie. À l’inverse, l’Algérie a plaidé publiquement pour le respect du gouvernement d’union nationale (GNA) basé à Tripoli, reconnu par l’ONU et soutenu par le Qatar et la Turquie. Selon un rapport, « en Libye… l’Algérie se range du côté du Gouvernement d’Union nationale (GUN), soutenu par le Qatar et la Turquie », tandis que « MBZ joue à fond la carte du maréchal Haftar » . Cette opposition a pris un tour diplomatique : Haftar a menacé l’Algérie dans le passé et, d’après l’IRIS, Abou Dhabi aurait fait pression sur les États-Unis pour faire échouer les candidatures d’envoyés algériens aux postes de médiateur onusien en Libye .

2- Sahel (Mali, Niger, Burkina…)

Le Sahel est une autre zone de friction. L’Algérie voit dans l’instabilité sahélienne une menace directe à ses frontières et privilégie le dialogue régional. En revanche, les Émirats y sont très présents sur le plan militaire et financier. Abu Dhabi est engagé dans la lutte antiterroriste (via des financements à la force conjointe du G5 Sahel) et a soutenu les juntes militaires au pouvoir au Mali, ainsi que des milices soudanaises (voir ci-dessous). Les médias algériens accusent les Émirats de fomenter de la discorde : par exemple, la radio publique a révélé qu’en décembre 2023 les Émirats avaient débloqué 15 millions d’euros pour « financer des campagnes médiatiques subversives » visant à « créer un climat de tension entre l’Algérie et les pays du Sahel » . De même, le Parti des Travailleurs algérien a récemment qualifié les Émirats de « menace pour la stabilité de l’Algérie » en soulignant leur présence au nord du Mali. À l’inverse, Abu Dhabi reproche à Alger de s’opposer à ses intérêts régionaux : comme le note PressAfrik, « sans avertissement, les Émirats ont pris des sanctions contre des dignitaires algériens considérés comme hostiles, et ne leur accordent plus de visas », accusant Alger de nuire à leurs intérêts en Afrique du Nord et subsaharienne .

3- Question israélo-palestinienne et normalisation

Les divergences idéologiques sur Israël sont profondes. En 2020, les Émirats ont signé les accords d’Abraham et normalisé leurs relations avec Israël, démarche poursuivie ensuite avec Bahreïn et le Maroc. Cette orientation « pro-israélienne » est vue par Abou Dhabi comme un gage de sécurité et d’alliance atlantiste. L’Algérie, en revanche, n’a jamais reconnu Israël et demeure un « farouche soutien des Palestiniens » . Le président Tebboune a rappelé qu’Alger ne normaliserait qu’après la création d’un État palestinien indépendant. Comme l’observe le Times of Israel, « les Émirats, tout comme le Maroc, font partie des pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël… L’Algérie, farouche soutien des Palestiniens, voit ce rapprochement d’un très mauvais œil » . Dans le cadre de la Ligue arabe, l’opposition algérienne aux Accords d’Abraham est perçue comme un obstacle par le camp pro-normalisation (Émirats, Maroc, Égypte, etc.).

4- Sahara occidental et Maghreb

Le conflit du Sahara occidental oppose également Alger et Abou Dhabi par procuration. L’Algérie soutient le Front Polisario et l’indépendance du Sahara, tandis que les Émirats ont pris fait et cause pour le plan d’autonomie marocain. En novembre 2020, les Émirats sont devenus le premier pays arabe à inaugurer un consulat général à Laâyoune (capitale du Sahara occidental occupée par le Maroc) , geste dénoncé à Alger comme une provocation. L’IRIS note un « alignement trop marqué des Émirats sur les thèses marocaines concernant le Sahara occidental », notamment via ce consulat . Alger critique aussi les investissements massifs d’Abou Dhabi au Maroc, y voyant un soutien économique au maintien du statu quo. Le Polisario lui-même a critiqué en mai 2024 les Émirats pour leur aide militaire et économique au Maroc dans ce conflit, qualifiant les Émirats de « petit pays géographiquement éloigné de l’Afrique du Nord » qui devrait se préoccuper de ses propres « agressions » .

5- Autres dossiers (Soudan, Tunisie…)

D’autres fronts régionaux illustrent la défiance mutuelle. Par exemple, au Soudan, les Émirats soutiennent le général dissident Mohamed Hamdane Daglo (Hemedti) de la garde révolutionnaire du Darfour, tandis que l’Algérie maintient des relations diplomatiques avec le gouvernement de transition mené par le général Abdel Fattah al-Burhane . Le journal Mondafrique note que « les deux pays s’opposent aussi au Soudan, où les Émirats soutiennent militairement le général dissident Hamiti [sic] alors qu’Alger porte un soutien diplomatique au gouvernement du général Burhan » . On peut citer enfin la Tunisie voisine : Abou Dhabi a noué des liens étroits avec le président Saïed, tandis qu’Alger lui a accordé aide et soutien politique après son coup de force de 2021, ce qui creuse un décalage supplémentaire avec le camp pro-marocain et pro-émirati.

Incidents diplomatiques récents


Ces différends ont donné lieu à de multiples incidents officieux. En juin 2023, une fausse information relayée par la chaîne privée Ennahar prétendait que l’Algérie avait arrêté « quatre espions émiratis travaillant pour le compte du Mossad » et expulsé l’ambassadeur des Émirats à Alger. La rumeur fut formellement démentie par le ministère algérien des Affaires étrangères et a valu le limogeage immédiat du ministre de la Communication . Cette « intox » médiatique reflète la méfiance ambiante : selon un compte rendu de l’AFP, les Émirats « font partie des pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël » et « l’Algérie, farouche soutien des Palestiniens, voit ce rapprochement d’un très mauvais œil » .
Le 10 janvier 2024, le président Tebboune a convoqué le Haut Conseil de sécurité qui a publié un communiqué très codé, déplorant des « agissements hostiles à l’Algérie, émanant d’un pays arabe frère » . L’allusion claire à Abu Dhabi a marqué une nouvelle étape : pour la première fois, un organe de sécurité national accusait officiellement les Émirats d’« inimitiés ». Dans la foulée, la Justice algérienne a interdit, par une note du 30 janvier 2024 adressée à la Chambre nationale des notaires, toute signature de nouveau contrat privé avec deux sociétés algéro-émiraties (la Société des tabacs algéro-émiratie – STAEM – et la United Tobacco Company) , signe tangible de méfiance économique.

Sur le plan diplomatique bilatéral, les Émirats ont eux-mêmes imposé des mesures : fin 2022, les autorités émiraties ont exigé un visa d’entrée pour les ressortissants d’au moins treize pays arabes, dont l’Algérie . Par ailleurs, Abou Dhabi a refusé de renouveler certains visas à des responsables algériens, décrétant de fait des sanctions « sans avertissement » à l’encontre de dignitaires considérés comme hostiles . Les relations politiques sont aussi passées par des surenchères publiques : en mars 2024, le président Tebboune a accablé les Émirats en déclarant que « partout où il y a des conflits, l’argent de cet État [émi­rien] est présent », citant le Mali, la Libye ou le Soudan . Quelques jours plus tard, un proche de Mohammed ben Zayed a réagi sur les réseaux sociaux en dénonçant de « étranges insinuations » de la part de ce « frère lointain » et en prônant la patience. Ces échanges ont été interprétés comme un refroidissement officiel : la présidence algérienne parlait à cette occasion d’un « froid glacial » dans les relations .

Réactions dans la presse et en diplomatie

La presse et les milieux diplomatiques reflètent et amplifient ces tensions. En Algérie, les médias nationaux (presse écrite et audiovisuelle) ont multiplié les critiques à l’encontre d’Abou Dhabi. Par exemple, Le Monde rapporte qu’« au moins deux ans » de campagnes de presse accusent les Émirats de manœuvres sournoises; la chaîne arabophone privée El-Khabar a même qualifié en juillet 2023 Abou Dhabi de « capitale des embrouilles » . Des éditoriaux de la télévision publique algérienne sont allés jusqu’à mettre en garde contre une « escalade médiatique dangereuse » orchestrée par les Émirats. Le 2 mai 2025, un éditorial de l’ENTV a lancé une rare salve virulente : en réaction aux propos d’un animateur proche des Émirats remettant en cause l’unité algérienne, la télévision a affirmé que « l’unité nationale est une ligne rouge » et a menacé de répondre « coup pour coup » à ce « mini-État artificiel » .

Chez les Émirats, les médias officiels ont gardé une grande réserve publique. Quelques commentateurs étrangers ont néanmoins tenté de décortiquer les enjeux (par exemple Courrier international s’appuie sur un article de Middle East Eye pour évoquer la spirale négative). Sur la scène diplomatique, aucun pays tiers n’a formellement pris parti pour l’un ou l’autre, mais le climat lourd s’est parfois invité dans les instances arabes. Par ailleurs, le Front Polisario a critiqué en mai 2024 le soutien émirati au Maroc, soulignant que les Émirats arment et investissent massivement au Sahara occidental « depuis les années soixante-dix » . Cet écho reflète la convergence temporaire entre les griefs sahraouis et algériens : Bladi.net rapporte que, pour Alger, les Émirats soutiennent le Maroc « avec des armes, en plus du soutien économique à travers d’énormes investissements dans le Sahara » .

Chronologie des événements clés

  • 4 novembre 2020 – Les Émirats arabes unis inaugurent un consulat général à Laâyoune (capitale du Sahara occidental contrôlée par le Maroc), devenant ainsi le premier État arabe à établir une représentation dans ce territoire contesté .
  • 20 juin 2023 – Diffusion par la chaîne Ennahar d’une fausse information annonçant l’arrestation de « quatre espions émiratis au service du Mossad » et l’expulsion de l’ambassadeur des Émirats. L’AFP note que la rumeur, aussitôt démentie par Alger, a entraîné le limogeage du ministre de la Communication .
  • 12 décembre 2023 – La radio publique algérienne accuse les Émirats d’avoir versé 15 millions d’euros au Maroc pour financer des « campagnes de désinformation » visant à perturber les relations entre l’Algérie et les pays du Sahel .
  • 10 janvier 2024 – Réunion du Haut Conseil de sécurité à Alger : le communiqué mentionne des « agissements hostiles à l’Algérie, émanant d’un pays arabe frère », sans le nommer . L’allusion transparente est comprise comme une accusation contre Abu Dhabi.
  • 30 janvier 2024 – Le ministre algérien de la Justice enjoint la Chambre nationale des notaires d’interdire tout nouveau contrat privé lié à deux entreprises algéro-émiraties (la Société des tabacs algéro-émiratie STAEM et la United Tobacco Company) .
  • 30 mars 2024 – Le président Tebboune déclare dans la presse que « partout où il y a des conflits, l’argent de [l’État émirien] est présent », citant le Mali, la Libye et le Soudan .
  • 6 mai 2024 – Selon l’AFP, l’Algérie menace de suspendre ses exportations de gaz vers l’Espagne (via la compagnie Naturgy) si l’émirati TAQA acquiert une participation dans cette dernière .
  • 2 mai 2025 – La télévision publique algérienne diffuse un éditorial violent en réaction à une intervention sur Sky News Arabia attaquant l’identité nationale algérienne. Elle y qualifie l’unité nationale de « ligne rouge » franchie par les Émirats et promet de riposter « coup pour coup » .



Par Belgacem Merbah



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

La CIA déclassifie un document qui permet de comprendre les véritables motivations du Maroc dans la guerre des sables de 1963

Le 23 août 1957, un document confidentiel de la CIA a été rédigé, dévoilant des éléments cruciaux sur la politique française vis-à-vis de l’Algérie, alors en pleine guerre d’indépendance. Récemment déclassifié, ce document éclaire d’un jour nouveau les intentions de la France concernant les zones pétrolifères sahariennes et ses stratégies post-indépendance. À travers des manœuvres diplomatiques, économiques et géopolitiques, Paris cherchait à préserver son contrôle sur cette région stratégique. Un Sahara Algérien Indispensable à la France Selon ce document, la France considérait le Sahara algérien comme un territoire d’une importance capitale, non seulement pour ses ressources pétrolières et gazières, mais aussi pour son positionnement stratégique en Afrique du Nord. Dans cette optique, Paris envisageait de maintenir coûte que coûte sa mainmise sur la région, en la dissociant administrativement du reste de l’Algérie. Cette politique s’est concrétisée en 1957 par la création de deux dép...

Supériorité des F-16 marocains sur les Su-30 algériens : Un déséquilibre stratégique inquiétant ?

Le rapport de force militaire entre le Maroc et l’Algérie constitue un enjeu stratégique majeur en Afrique du Nord. Depuis des décennies, les deux nations s’engagent dans une course à l’armement, mettant un accent particulier sur la modernisation de leurs forces aériennes. Cependant, une nouvelle dynamique semble se dessiner avec la montée en puissance de l’aviation marocaine, renforcée par l’acquisition des F-16V Block 70 , livrés en 2023, et des missiles AIM-120C/D . Pendant ce temps, l’Algérie peine à moderniser sa flotte de Su-30MKA, toujours limitée par l’absence de missiles longue portée de dernière génération , ce qui pourrait progressivement redéfinir l’équilibre aérien dans la région. Cette asymétrie soulève plusieurs préoccupations : Le Maroc pourrait exploiter cet avantage pour adopter une posture plus agressive , comme ce fut le cas par le passé. L'Algérie se retrouve exposée à une éventuelle suprématie aérienne marocaine , en particulier dans un scénario de conflit. Le...

Le Mythe du Soutien Marocain à la Révolution Algérienne : Une Histoire de Calculs et d’Opportunisme

L’histoire des relations entre le Maroc et la Révolution algérienne est souvent déformée par une propagande soigneusement entretenue par le régime marocain. Cette version des faits présente Mohamed V comme un allié indéfectible du peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance. Pourtant, une analyse minutieuse des événements démontre que ce soutien n’était ni désintéressé, ni motivé par une réelle solidarité. Il s’agissait avant tout d’un levier diplomatique visant à consolider le pouvoir du souverain marocain et à servir les ambitions territoriales du royaume chérifien. Un Soutien Dicté par des Intérêts Stratégiques Lorsque la Guerre d’Algérie éclate en 1954, le Maroc, fraîchement indépendant depuis 1956, se trouve dans une position délicate. Mohamed V cherche à asseoir son autorité dans un pays encore fragile, marqué par des tensions internes et des incertitudes quant à son avenir politique. Dans ce contexte, le soutien à la lutte algérienne contre la France devient un outil de né...