Cet article propose une réflexion musulmane sur ce que nous pourrions appeler un effacement par consentement dans certaines sociétés occidentales historiquement chrétiennes. Il ne s’agit pas d’une critique étrangère ni d’un discours de supériorité religieuse, mais d’un appel fraternel et lucide face à une crise spirituelle partagée. Tandis que certaines sociétés musulmanes s’efforcent de préserver le sacré au cœur de la vie sociale, nombre de sociétés européennes semblent glisser vers une forme d’apostasie douce, où foi et rites sont relégués au patrimoine culturel. Cette réflexion appelle à une redécouverte du sacré comme fondement de toute civilisation pérenne, et plaide pour un dialogue renouvelé entre croyants, fondé non sur la peur ou le rejet, mais sur une quête commune du sens.
1. Une apostasie douce : symptômes d’une crise spirituelle
Dans plusieurs pays d’Europe occidentale, le christianisme n’est plus vécu comme une foi vivante, mais comme un héritage culturel. Les églises se vident, les vocations religieuses déclinent, et les rites autrefois structurants (baptême, mariage, messe dominicale) deviennent des options rares. Cette évolution est documentée dans de nombreuses études sociologiques. Le politologue Olivier Roy parle à ce titre de la “déculturation religieuse” : « Ce n’est pas l’islam qui est en expansion, c’est le christianisme qui est en recul. » (Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Seuil, 2019).
Plus largement, Charles Taylor, dans son ouvrage majeur L’Âge séculier (2007), analyse la manière dont la modernité a érodé les conditions mêmes du croire. Il ne s’agit plus d’un affrontement entre croyance et athéisme, mais d’un climat culturel où la foi devient socialement improbable. Ce phénomène n’est pas neutre. Il produit un vide existentiel, un « désert intérieur » que la technique, le confort ou la consommation ne suffisent plus à combler.
2. La religion comme fondement de civilisation
En tant que musulmans, nous sommes les témoins de cette évolution, non pas avec arrogance, mais avec une certaine tristesse. Car nous savons, par notre propre expérience historique, que la foi n’est pas seulement une affaire privée : elle fonde une vision du monde, une éthique, un ordre social, une esthétique même.
L’islam n’a jamais séparé radicalement le religieux du temporel. Comme l’écrit le penseur Malik Bennabi, « une civilisation naît quand l’homme met en rapport l’ordre spirituel avec l’ordre matériel » (Vocation de l’islam, 1954). C’est cette cohérence entre foi, rites, éducation et culture qui permet à certaines sociétés musulmanes de tenir encore, malgré les crises. Ce n’est pas la perfection de leur gestion ni la puissance de leurs institutions qui les sauve, mais un sens du sacré encore vivant : la prière qui rythme les journées, le jeûne qui discipline les corps et les âmes, le Coran appris par cœur dès l’enfance, les invocations qui accompagnent la vie.
Cela ne fait pas des sociétés musulmanes des modèles sans faille. L’hypocrisie, la corruption ou le formalisme nous guettent aussi. Mais la religion y reste une structure vivante, et non une simple mémoire.
3. Ce que nous voyons : un effacement qui vient de l’intérieur
La question n’est donc pas : « Les musulmans remplacent-ils les chrétiens ? »
Mais plutôt : « Pourquoi certains chrétiens abandonnent-ils leur foi sans combat ? »
Ce phénomène n’est pas une fatalité démographique ou une invasion culturelle. Il est, d’abord, le fruit d’un consentement intérieur. Benoît XVI, dans son discours à Ratisbonne (2006), évoquait la tentation de réduire la foi à une morale humaniste sans transcendance, oubliant que « la foi chrétienne est née d’une rencontre avec le Logos vivant, non d’une idée abstraite ». Or, sans cette rencontre vivante avec le divin, sans cette tension vers l’Absolu, la foi s’effondre peu à peu.
Le Coran, tout en reconnaissant la divergence des traditions, rappelle cette réalité universelle :
« Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu, et Dieu leur a fait oublier leurs propres âmes » (sourate al-Hashr, 59:19).
Cet oubli de Dieu n’est pas simplement un athéisme théorique, mais un oubli existentiel, un appauvrissement de l’homme lui-même.
4. Le rôle paradoxal de l’islam dans l’éveil spirituel européen
Dans ce contexte, l’islam n’est pas un danger civilisationnel — il est parfois un révélateur, un miroir, un aiguillon. Sa présence visible dans l’espace public, sa fidélité à des pratiques anciennes, sa démographie dynamique… tout cela réveille, parfois brutalement, une question refoulée : et nous, que sommes-nous devenus ?
Ce n’est pas nous, musulmans, qui “remplaçons” qui que ce soit.
Mais si la place du sacré est désertée, elle n’attendra pas longtemps pour se remplir.
Le sacré ne tolère pas le vide.
Plutôt que de craindre l’autre, il serait peut-être temps de se craindre soi-même — ou plutôt de craindre ce que l’on devient lorsqu’on renonce à toute fidélité spirituelle. Comme le disait Soljenitsyne : « Les hommes ont oublié Dieu, c’est pourquoi tout cela est arrivé. »
5. Un appel fraternel : retrouver le souffle du sacré
Ce texte n’est pas un appel à l’hostilité, mais à la réconciliation intérieure. Non pour convertir, mais pour réveiller. Nous n’avons pas besoin d’une guerre des civilisations, mais d’un sursaut des consciences.
Et si l’on veut vraiment parler de cohabitation entre traditions religieuses, alors la seule manière saine de le faire est de croire profondément en ce que l’on professe, et de le vivre avec cohérence, paix et dignité. Car ce que nous partageons, musulmans et chrétiens, c’est la conviction que l’homme ne peut se suffire à lui-même, et que le sens ne se trouve que dans le rapport à Dieu.
À nos frères chrétiens, nous disons donc :
Ne laissez pas mourir ce qui vous a fondés.
Ne laissez pas votre foi devenir une archive.
Et à nous-mêmes, musulmans :
Gardons notre foi vivante, libre, éclairée.
Soyons des témoins, non des conquérants.
Conclusion
Si effacement il y a, ce ne sera pas une conquête extérieure. Ce sera une abdication intérieure. Et si réveil il doit y avoir, il ne viendra pas de la peur, mais de la redécouverte du sacré, dans la prière, dans la transmission, dans la cohérence de vie.
Nous ne sommes pas ennemis.
Nous sommes des âmes inquiètes, face à un monde qui se vide.
Et peut-être, dans un dessein que Dieu seul connaît, nous sommes là les uns pour les autres, pour raviver la flamme du sens, de la foi, et de la grandeur.
Par Belgacem Merbah
ألحمد لله على نعمة الإسلام
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