Le concept de katechon, central dans l’eschatologie chrétienne, a été réinvesti par Carl Schmitt dans une lecture politico-théologique marquée par l’idée qu’à chaque époque, une force historique ou spirituelle empêche l’avènement du chaos final. À l’heure des bouleversements géopolitiques contemporains, certains analystes prolongent cette grille de lecture en identifiant de nouveaux “katechons” capables de freiner l’émergence d’un ordre mondial perçu comme destructeur ou maléfique. Cet article propose une réflexion critique sur l’actualisation du katechon, en explorant ses résonances dans les conflits actuels en Palestine et en Ukraine.
1. Le Katechon : Genèse théologique et réception schmittienne
Le katechon est une notion issue de la Deuxième épître aux Thessaloniciens (2:6-7), dans laquelle l’apôtre Paul évoque “ce qui retient” l’avènement de l’Antéchrist. Dans la tradition chrétienne, ce terme désigne l’élément — personne ou institution — qui retarde la révélation du mal ultime et la fin des temps.
Carl Schmitt, dans sa Théologie politique (1922) puis ses écrits ultérieurs, reprend ce terme pour articuler sa pensée de l’histoire comme lutte entre l’ordre et le chaos, entre la souveraineté et l’anarchie. Pour lui, le katechon fut historiquement incarné par l’Empire chrétien (notamment le Saint-Empire romain germanique) et, plus récemment, par l’Église catholique romaine, perçue comme force de stabilisation contre la dissolution moderne de l’ordre.
2. Vatican II et la démission du rôle catholique de résistance
Certains penseurs critiques de la modernité ecclésiale considèrent que depuis le concile Vatican II (1962–1965), l’Église catholique a renoncé à sa fonction de katechon, en s’ouvrant à une sécularisation qu’ils jugent destructrice. Ce “désarmement spirituel” aurait laissé place à une montée en puissance du nihilisme, de la marchandisation du monde, et de conflits où les principes chrétiens de justice et de paix sont marginalisés.
Ce recul du rôle institutionnel de résistance face au mal est interprété par certains comme une forme d’abdication devant une hégémonie mondiale dominée par des logiques d’oppression, de domination économique et de guerre permanente.
3. Une actualisation géopolitique du concept : Palestine, Ukraine, Empire
Dans une lecture plus contemporaine, certains auteurs prolongent la thèse de Schmitt en identifiant de nouveaux conflits où le mal se manifeste à travers des formes systémiques d’injustice. Le cas de la Palestine — où les Palestiniens subissent depuis des décennies une occupation et un blocus considérés par de nombreux juristes et institutions internationales comme contraires au droit — est vu comme un point nodal de cette dynamique.
La critique du sionisme politique, non pas du judaïsme en tant que foi, devient ici centrale. Le sionisme, en tant que projet national fondé sur l’exclusivisme ethno-religieux et appuyé sur une domination militaire, est présenté comme l’un des visages contemporains de cette volonté de puissance sans limites. Le soutien occidental inconditionnel à cette politique, malgré les crimes de guerre documentés à Gaza ou en Cisjordanie, illustre aux yeux de certains analystes le déclin moral de l’ordre international.
De façon parallèle, la guerre en Ukraine est interprétée comme un autre théâtre où se joue une lutte entre forces de domination globalisantes et résistances nationales ou civilisationnelles. Dans cette perspective, le régime ukrainien post-Maïdan, soutenu par des oligarques puissants et des groupes extrémistes, est perçu comme intégré à un projet plus vaste d’hégémonie euro-atlantique. Cette vision alimente l’idée d’une convergence entre impérialisme financier et idéologies identitaires radicales.
4. Les BRICS et la figure contemporaine du Katechon
Au regard de cette lecture dualiste du monde, certains observateurs avancent l’hypothèse que le rôle de katechon est aujourd’hui en train de se déplacer vers de nouvelles puissances émergentes, notamment autour de l’alliance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ces pays contestent l’unipolarité occidentale et cherchent à instituer un nouvel ordre mondial fondé sur la souveraineté des nations et la coopération multipolaire.
La Russie, sous la présidence de Vladimir Poutine, apparaît dans ce cadre comme une puissance conservatrice opposée aux dérives postmodernes, à l’effacement des identités culturelles et aux interventions militaires unilatérales. Certains, dans une vision à la fois politique et théologique, voient en Poutine une figure possible du katechon moderne : non pas un sauveur absolu, mais un rempart face à ce qu’ils perçoivent comme la montée en puissance d’un “Empire” destructeur.
Conclusion
Le concept de katechon, par sa souplesse herméneutique, permet de penser la dialectique historique entre ordre et chaos, justice et domination. Son actualisation contemporaine, bien que controversée, révèle une volonté de lire les conflits géopolitiques majeurs non seulement à travers des intérêts stratégiques, mais aussi dans une grille symbolique et spirituelle. Toutefois, toute tentative d’identification moderne du katechon exige prudence et rigueur, pour éviter les dérives idéologiques, essentialistes ou excluantes.
Par Belgacem Merbah
Bibliographie :
I. Sources primaires
- Schmitt, Carl. Théologie politique. Trad. Jean-Louis Schlegel. Gallimard, 1988.
- Schmitt, Carl. Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum. Trad. L. Deroche-Gurcel. PUF, 2001.
- La Bible, Nouveau Testament, Deuxième Épître aux Thessaloniciens 2:6-7 (texte source du concept de katechon).
II. Études secondaires sur Carl Schmitt et le katechon
- Meier, Heinrich. Carl Schmitt et Léo Strauss : Le débat sur le théologico-politique. Cerf, 2006.
- Balke, Friedrich. “The Political Theology of the Enemy.” In: Diacritics, vol. 36, no. 2, 2006, pp. 11–24.
- Mouffe, Chantal. Le Paradoxe démocratique. Albin Michel, 2000. (Pour une lecture critique et actualisée de Schmitt).
- Palaver, Wolfgang. Political Theology and the Case for Democracy: On the Theological Origins of the Democratic Imagination. Peeters, 2019.
- Taguieff, Pierre-André. La Filiation idéologique de Carl Schmitt. In: Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2003/1 (No. 77), p. 103-119.
III. Contexte géopolitique, théologique et post-séculier
- Douguine, Alexandre. La Quatrième Théorie Politique. Ars Magna, 2012.
- Dugin, Alexander. The Rise of the Fourth Political Theory. Arktos, 2017.
- Huntington, Samuel P. Le Choc des civilisations. Odile Jacob, 1997.
- Agamben, Giorgio. Le Règne et la Gloire : Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Seuil, 2008.
- Chesterton, G.K. Orthodoxy. 1908. (Sur la conception chrétienne du mal et de l’ordre).
- Panikkar, Raimon. Le Dialogue intrareligieux. Cerf, 1999. (Pour une perspective sur les dérives exclusivistes religieuses).
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