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La géopolitique des corridors : rivalités commerciales et recomposition stratégique au Moyen-Orient et en Asie post-pandémie

Depuis la pandémie de COVID-19, les grandes puissances économiques ont été confrontées à la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement mondiales. Cette expérience a ravivé l’intérêt stratégique pour la diversification des routes commerciales, particulièrement celles reliant l’Asie du Sud à l’Europe. Cet article explore comment la compétition pour établir des corridors alternatifs à ceux dominés par la Chine alimente une partie significative des tensions géopolitiques au Moyen-Orient et en Asie. En particulier, le développement de routes commerciales entre l’Inde et l’Europe via le Moyen-Orient constitue aujourd’hui un enjeu central de recomposition régionale.



1. Introduction : du « choc chinois » à la quête de diversification

La pandémie de COVID-19 a révélé la dépendance excessive de l’économie mondiale envers

la Chine, principal fournisseur de biens manufacturés. Dès 2020, de nombreux États occidentaux ont pris conscience du risque systémique qu’impliquait une telle concentration industrielle (Tooze, 2021). Dans ce contexte, la diversification des chaînes logistiques est devenue une priorité stratégique, donnant une nouvelle importance aux corridors alternatifs.

L’Inde, en tant que deuxième puissance démographique et puissance économique émergente, a été identifiée comme un partenaire stratégique de substitution ou de complément. Mais pour tirer pleinement parti de cette transition, il devient essentiel de créer des routes commerciales efficaces entre l’Inde et l’Europe, en contournant les points de vulnérabilité traditionnels.

2. Le corridor IMEC : une réponse occidentale au corridor Chine–Asie centrale

En septembre 2023, lors du G20 à New Delhi, les États-Unis, l’Union européenne, l’Inde, l’Arabie saoudite et d’autres partenaires ont annoncé le projet du India-Middle East-Europe Economic Corridor (IMEC). Ce projet ambitionne de relier l’Inde à l’Europe via un axe multimodal passant par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la Jordanie, Israël et les ports méditerranéens (White House, 2023).

Ce corridor est largement perçu comme une alternative stratégique à l’Initiative Belt and Road (BRI) menée par la Chine. Tandis que la BRI contourne l’Inde via le Pakistan et l’Asie centrale, l’IMEC cherche à replacer New Delhi au cœur de la logistique eurasiatique. Il ne s’agit pas seulement d’une compétition économique, mais d’une réorganisation géopolitique en profondeur (Khanna, 2023).


3. L’arc de tensions : une carte géopolitique redessinée

Plusieurs des conflits récents dans la région — qu’il s’agisse de la guerre au Yémen, des tensions en mer d’Oman, des pressions sur la Syrie ou de l’instabilité en Irak — peuvent être analysés à travers le prisme de cette recomposition commerciale.

Le contrôle des points de passage stratégiques (Bab el-Mandeb, canal de Suez, détroit d’Ormuz) et des infrastructures de transport (ports, chemins de fer, pipelines) devient un enjeu central pour les puissances régionales et mondiales. Les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Iran, Israël et l’Arabie saoudite se positionnent activement dans cette compétition, en alignement ou en rivalité avec les blocs internationaux (Fulton, 2022).

Ainsi, le développement du corridor IMEC pourrait expliquer en partie la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes (Accords d’Abraham), les rivalités portuaires entre les Émirats et l’Iran, ou encore les alliances fluctuantes autour de l’Inde et de la Russie dans l’océan Indien.

4. Vers une régionalisation des conflits logistiques ?

Le basculement vers une mondialisation régionalisée entraîne une tendance préoccupante : la localisation des rivalités globales sous forme de conflits armés ou de tensions politiques. Les régions traversées par ces corridors deviennent des zones de projection d’intérêts divergents, instrumentalisant parfois des acteurs non-étatiques (groupes armés, factions politiques) pour créer des zones d’influence ou entraver les projets concurrents (Singh, 2024).

Dans ce cadre, les États faibles ou instables deviennent des maillons vulnérables — voire des champs de bataille indirects — d’un nouvel ordre logistique mondial.

5. Conclusion : une guerre économique sous d’autres formes

Plutôt que de voir les guerres actuelles au Moyen-Orient et en Asie comme des conflits idéologiques, ethniques ou religieux, il devient de plus en plus pertinent de les replacer dans une logique économique globale. Ce sont des guerres de contrôle des flux : flux de marchandises, de données, d’énergie et de capitaux.

À mesure que la Chine perd son monopole logistique, et que l’Inde monte en puissance, les corridors deviennent les nouvelles frontières de la géopolitique mondiale. Les conflits, aussi tragiques soient-ils, ne sont souvent que les manifestations armées d’un monde en transition économique.




Par Belgacem Merbah


Références :

  • Tooze, A. (2021). Shutdown: How COVID Shook the World’s Economy. Viking.
  • White House (2023). Fact Sheet: India-Middle East-Europe Economic Corridor. WhiteHouse.gov
  • Khanna, P. (2023). The Future is Asian: Commerce, Conflict and Culture in the 21st Century. Simon & Schuster.
  • Fulton, J. (2022). The UAE’s Maritime Ambitions and Strategic Port Investments. Middle East Institute.
  • Singh, R. (2024). Geoeconomics and the Rise of Regional Corridors. Journal of Asian Geopolitics, Vol. 12(1), pp. 45–68.


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