De l’Islam politique à l’Islam d’investissement : Reconfiguration stratégique du Moyen-Orient dans la doctrine américaine contemporaine
Depuis la visite du président Donald Trump à Riyad en 2017, un tournant majeur s’est opéré dans la philosophie de l’engagement américain au Moyen-Orient. Ce tournant marque une rupture avec la doctrine prônée par l’administration de Barack Obama, qui avait misé, au lendemain des Printemps arabes, sur une intégration politique des courants islamistes dits « modérés ». La nouvelle stratégie américaine se fonde plutôt sur un partenariat avec les monarchies traditionnelles du Golfe, privilégiant la stabilité sécuritaire et la croissance économique au détriment de la démocratisation.
Cet article propose d’analyser les contours et les implications de ce repositionnement stratégique, à travers l’émergence d’un paradigme que l’on peut qualifier d’« Islam d’investissement », en opposition à l’« Islam politique » promu dans la décennie précédente. Il s’agira également d’identifier les dynamiques régionales induites par ce changement, et de distinguer entre les données empiriquement fondées et certaines affirmations spéculatives ou non vérifiées.
1. De l’« Islam modéré » d’Obama à l’« Islam rentable » de Trump
L’orientation de Barack Obama, manifestée dans ses discours de 2009 au Caire et à Ankara, visait à reconstruire la relation entre les États-Unis et le monde musulman sur la base d’un dialogue civilisationnel et du soutien à des expériences politico-religieuses compatibles avec les normes démocratiques. L’exemple turc était alors présenté comme un modèle équilibré entre référentiel islamique et institutions libérales.
En rupture avec cette logique, Donald Trump a misé sur une approche strictement pragmatique : nouer des partenariats économiques et sécuritaires avec les régimes les plus solides, notamment l’Arabie saoudite, et écarter toute force politique porteuse d’un projet idéologique, qu’il s’agisse de l’Islam politique ou de la révolution populaire.
2. L’Arabie saoudite comme pivot de la nouvelle architecture régionale
Le plan stratégique américain redéfinit le rôle de l’Arabie saoudite, qui devient à la fois centre financier, acteur sécuritaire majeur, et vecteur de transformation économique au travers de sa Vision 2030. Ce projet, axé sur la diversification économique, le tourisme, et les technologies émergentes, s’inscrit dans une volonté d’améliorer l’image du Royaume sur la scène internationale.
Dans cette optique, Riyad cherche à jouer un rôle structurant dans les flux économiques régionaux, notamment via le corridor économique IMEC (India-Middle East-Europe Corridor), présenté comme une alternative stratégique à l’initiative chinoise des « Nouvelles Routes de la Soie ». Par ailleurs, la volonté de normalisation progressive avec Israël, bien que non officialisée, vise à intégrer l’Arabie saoudite dans un système d’alliances régionales sécurisant les intérêts américains sans remettre en cause l’ordre établi.
3. Marginalisation des anciens pôles de l’Islam politique
a. Turquie et Qatar : repositionnements contraints
La Turquie, ancien fer de lance de l’Islam politique modéré, voit son rôle régional décliner. De puissance idéologique, elle est ramenée au statut de partenaire économique et sécuritaire, dans un alignement partiel avec les intérêts saoudiens et américains.
Le Qatar, quant à lui, subit une réduction de sa marge de manœuvre. Sa capacité à jouer le rôle de médiateur politique et de soutien aux mouvements islamistes est mise à l’épreuve. Pour rester influent, Doha est contraint de réorienter sa diplomatie vers des partenariats technocratiques et de maintenir un équilibre délicat entre Washington, Téhéran et Tel-Aviv.
b. La question palestinienne : vers une gestion technocratique du conflit
La stratégie actuelle favorise une stabilisation temporaire du conflit israélo-palestinien sans aboutir à la création d’un État palestinien souverain. Le scénario privilégié repose sur la mise en place d’un gouvernement d’unité à dominante technocratique, soutenu financièrement par Riyad et Le Caire, avec pour but d’encadrer une autonomie minimale sous supervision sécuritaire régionale.
Dans ce cadre, le rôle du Hamas se trouve profondément redéfini : soit l’intégration à un système politique désarmé, soit le risque de fragmentation interne. Le discours de la résistance armée est ainsi marginalisé au profit d’une logique d’administration pragmatique.
4. Conclusion : un équilibre fragile entre croissance et contrôle
Le projet de reconfiguration du Moyen-Orient mené par les États-Unis, avec l’Arabie saoudite comme acteur central, repose sur une équation délicate : garantir les intérêts américains et la sécurité d’Israël, tout en stabilisant la région par la croissance économique, et en neutralisant les forces idéologiques subversives.
Cependant, l’efficacité de ce modèle dépendra de sa capacité à produire des résultats concrets en termes d’emploi, de redistribution et d’inclusion sociale. À défaut, les causes profondes de l’instabilité – marginalisation, corruption, autoritarisme – pourraient ressurgir sous de nouvelles formes. Le rejet du politique et la domestication de l’idéologie ne sauraient suffire à garantir une paix durable.
Par Belgacem Merbah
Bibliographie :
- Gerges, Fawaz A. Obama and the Middle East: The End of America’s Moment?, Palgrave Macmillan, 2012.
- Al-Rasheed, Madawi. The Son King: Reform and Repression in Saudi Arabia, Oxford University Press, 2020.
- Lynch, Marc. The New Arab Wars: Uprisings and Anarchy in the Middle East, PublicAffairs, 2016.
- Gause III, F. Gregory. The International Relations of the Persian Gulf, Cambridge University Press, 2010.
- Riedel, Bruce. Kings and Presidents: Saudi Arabia and the United States since FDR, Brookings Institution Press, 2017.
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