Crise diplomatique Mali - Algérie : au-delà du drone, les enjeux géostratégiques d’un gazoduc convoité
La récente escalade diplomatique entre le Mali et l’Algérie ne se limite pas à une simple altercation aérienne. Elle révèle en réalité une fracture profonde au sein du Sahel, aux implications géopolitiques majeures, sur fond de rivalités énergétiques régionales, notamment autour du projet du gazoduc transsaharien Nigeria – Niger – Algérie (TSGP), en concurrence directe avec le gazoduc Nigeria – Maroc défendu par Rabat.
Une crise qui cache des enjeux plus vastes
Tout a commencé avec la destruction par l’Algérie d’un drone malien, dans la nuit du 31 mars au 1er avril 2025, invoquant une violation répétée de son espace aérien. Alger affirme disposer de preuves irréfutables d’au moins trois incursions similaires depuis août 2024. La réponse du Mali fut immédiate et virulente, accusant l’Algérie de collusion avec des groupes terroristes — une attaque qualifiée d’"absurde" par Alger, qui souligne son rôle moteur dans la lutte contre le terrorisme dans la région depuis des années.
Au-delà de l'incident, l'Algérie dénonce une tentative de diversion du pouvoir malien, issu d’un putsch, qui chercherait à masquer ses difficultés internes en provoquant des tensions extérieures. Une lecture partagée par plusieurs observateurs qui pointent du doigt un contexte régional en recomposition, où les jeux d’alliances évoluent au rythme des ambitions énergétiques et géostratégiques.
L’enjeu du gazoduc Nigeria – Niger – Algérie (TSGP)
Au cœur de cette tension figure le TSGP, un projet structurant de plus de 4 000 km visant à acheminer le gaz nigérian vers l’Europe via le Niger et l’Algérie. Il représente une réponse directe à la crise énergétique mondiale, en particulier pour les pays européens cherchant à diversifier leurs approvisionnements.
Depuis 2023, ce projet a connu une accélération notable, notamment grâce à la coopération renforcée entre Alger et Niamey. L’Algérie offre au Niger non seulement une perspective de développement énergétique, mais aussi un soutien sécuritaire. Cet axe Alger-Niamey est perçu par certains comme une alternative crédible et efficace face au chaos sahélien.
Cependant, cette dynamique dérange. Le soutien affiché du collège des chefs d’État de l’Alliance des États du Sahel (AES) — regroupant le Mali, le Niger et le Burkina Faso — au Mali dans cette crise, semble vouloir isoler l’Algérie et freiner l’avancée du TSGP. Or, le Niger continue de coopérer activement avec Alger, ce qui tend à démontrer un désalignement stratégique au sein même de l’AES.
Gazoduc Nigeria – Maroc : un projet au réalisme douteux
Face au TSGP, le gazoduc Nigeria – Maroc, soutenu par Rabat et présenté comme un symbole de coopération Sud-Sud, entend suivre un tracé de plus de 6 000 km le long de la façade atlantique. Il traverse 13 pays, dont plusieurs souffrent d’instabilité chronique, de pauvreté et de conflits armés.
Outre les difficultés techniques (gazoduc sous-marin d'une ampleur inédite), ce projet fait face à des obstacles politiques et diplomatiques majeurs. Notamment, son passage supposé par le territoire du Sahara Occidental — territoire contesté — rend le projet juridiquement et diplomatiquement complexe. De plus, les « droits de passage » demandés par les États traversés grèveraient considérablement le rendement du gazoduc : jusqu’à 91 % du gaz injecté pourrait être absorbé avant même d’atteindre l’Europe.
À cela s’ajoute le flou total sur le financement : le Maroc peine à réunir les 100 millions de dollars nécessaires à l’étude de faisabilité, sans parler des 50 milliards de dollars estimés pour la réalisation. À ce jour, aucun partenaire financier majeur ne s’est engagé formellement.
Un jeu d’influences plus large
Certains analystes soulignent une chronologie troublante : la montée du terrorisme au nord du Nigeria coïncide avec le début des démarches marocaines pour établir un partenariat gazier avec Abuja. Le rôle de groupes terroristes comme Boko Haram ou le MUJAO dans la déstabilisation du tracé du TSGP alimente la thèse d’une stratégie de sabotage indirecte. L’objectif ? Rendre le projet algérien impraticable pour imposer le projet marocain.
Dans cette lecture, le Maroc agirait en sous-main pour les intérêts de la Françafrique, en tant que relais de la politique française sur le continent. L’accord d’Aix-les-Bains de 1955, souvent cité comme base d’une dépendance structurelle entre Rabat et Paris, nourrit cette vision d’un royaume marocain servant de "proxy" aux ambitions françaises dans la région.
Le TSGP : un projet réaliste et en cours de concrétisation
Contrairement au projet marocain, le TSGP repose sur des bases solides :
-
Trajet court et direct : Il traverse uniquement deux pays (Niger et Algérie), réduisant les coûts, les risques et les incertitudes diplomatiques.
-
Sécurité renforcée : L’Algérie s’engage à sécuriser le tracé nigérien, en coopération avec son homologue.
-
Expertise technique : L’Algérie et le Nigeria disposent de l’expérience nécessaire en matière d’infrastructures gazières.
-
Financement : Les deux pays ont les moyens de financer ce projet sur fonds propres, ce qui limite la dépendance à des bailleurs extérieurs.
-
Retour sur investissement rapide : estimé à moins de deux ans.
L’intérêt croissant de pays européens comme l’Allemagne ou la Pologne confirme la crédibilité du projet et l’importance stratégique que l’Europe lui accorde.
Conclusion
La crise diplomatique entre le Mali et l’Algérie est bien plus qu’un incident militaire ou une joute verbale. Elle révèle une recomposition régionale, où les projets énergétiques deviennent des instruments de puissance et de rivalité. Le gazoduc transsaharien Nigeria – Algérie, rationnel et réalisable, s’impose comme un levier de transformation pour l’Afrique de l’Ouest. Mais sa réussite dépendra de la capacité des États impliqués à résister aux tentatives de déstabilisation, à consolider leurs alliances et à garder le cap sur leurs intérêts stratégiques communs.
Dans cette bataille des gazoducs, ce n’est pas seulement le gaz qui circule, mais aussi la souveraineté, l’indépendance économique et la vision d’un avenir africain libéré des logiques néocoloniales.
Par Belgacem Merbah
Commentaires
Enregistrer un commentaire