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Maroc - Algérie : démonter un récit de propagande d'un article de "defensa" et remettre les faits au centre

L’article de defensa.com intitulé « Le Maroc augmentera ses dépenses de défense à des niveaux records en 2026 » se présente comme une analyse budgétaire neutre. Or, defensa.com est la vitrine numérique du Groupe Edefa, S.A., éditeur espagnol spécialisé défense, positionné depuis 1978 au cœur de l’écosystème militaro‑industriel hispanophone (revue DEFENSA, annuaires sectoriels). Cela n’invalide pas ses contenus, mais oblige à une lecture critique : ce média s’adresse d’abord aux acteurs et partenaires de l’industrie de l’armement. 


1) Engagements ≠ dépenses : le cœur de la confusion

Le papier met en avant 157,17 Mds MAD pour la défense marocaine en 2026, laissant entendre un « niveau record » de dépenses. C’est le chiffre des crédits d’engagement (plafond pluriannuel pour signer des contrats d’armement et d’infrastructures), pas celui des dépenses effectives de l’année. Les décaissements 2026crédits de paiement – s’élèvent, eux, à 55,3 Mds MAD (≈ 5,1 Mds €), couvrant salaires, MCO et annuités d’anciens contrats. Confondre ces deux agrégats renforce artificiellement la perception d’« emballement » budgétaire. [defensa.com], [es.rue20.com]

Cette distinction est confirmée par la presse économique marocaine et les notes de présentation du PLF‑2026 : les engagements traduisent une trajectoire de modernisation à horizon pluriannuel, tandis que les paiements déterminent l’effort réel sur l’exercice. En d’autres termes, parler d’un « budget record » n’a de sens que pour les engagements ; dire que le Maroc « dépensera 157 Mds MAD en 2026 » est inexact. [sport.walaw.press], [eldebate.com]

2) Algérie 2026 : dépenses militaires élevées, mais replacées dans l’architecture budgétaire

Côté algérien, defensa pointe 3 205 Mds DZD en crédits de paiement pour la défense (≈ 24–25 Mds $), soulignant une « politique de masse ». Ce niveau est bien annoncé dans le PLF‑2026 et relayé par des médias internationaux (part du poste défense dans le budget total). Mais l’article passe sous silence le poids prépondérant d’autres agrégats : masse salariale (≈ 5 926 Mds DZD, soit 33,6 % du budget) et transferts/subventions (≈ 5 959 Mds DZD, ~46 Mds $), qui structurent l’effort public et relativisent la « primauté » supposée de la défense. [rfi.fr], [algerie-eco.com]

À l’échelle macro, le PLF‑2026 algérien table sur une croissance de 4,1 %, un déficit à 12,4 % du PIB et un cadre de dépenses couvrant 2026–2028. Là encore, il s’agit d’un document ex‑ante : les réalisations (ex‑post) peuvent diverger. Interpréter des ratios « défense/PIB » à partir d’un budget prévisionnel exige prudence (taux de change, base PIB IMF/WEO, méthode de conversion). [algerie-eco.com], [imf.org]

3) Qui investit « le plus » dans l’humain ? Les chiffres bruts contredisent le récit

Le texte oppose un Maroc vertueux, où l’effort social primerait, à une Algérie qui sacrifierait l’éducation/la santé au profit de l’armée. En valeur absolue, c’est faux.

  • Maroc (2026) : le gouvernement annonce 140 Mds MAD pour santé + éducation (détails : ≈ 99,2 Mds MAD pour l’Éducation, ≈ 42,4 Mds MAD pour la Santé). [2m.ma], [medias24.com]
  • Algérie (2026) : Éducation en CP ≈ 1 851 Mds DZD (10,5 % du budget de l’État) ; Santé en CP > 1 048 Mds DZD et 24 487 postes ouverts. Additionnées, ces enveloppes sociales algériennes dépassent très largement les 140 Mds MAD marocains en montants nominaux. [seybousetimes.dz], [algerie-eco.com]

Ce qui est vrai côté marocain, en revanche, c’est l’arbitrage interne : en 2026, les paiements de défense (55,3 Mds MAD) restent nettement inférieurs au bloc santé‑éducation (140 Mds MAD). Autrement dit, à l’intérieur du budget marocain, le social prime bien les décaissements militaires. Mais conclure pour autant que « le Maroc investit plus que l’Algérie » en santé/éducation en valeur absolue est erroné. [defensa.com], [2m.ma]

4) Les pourcentages de PIB brandis comme totem : un exercice fragile

L’article affirme que l’Algérie atteindrait ~8,9 % du PIB en dépenses militaires, l’approchant d’Israël. Or, ces comparaisons reposent sur un numérateur prévisionnel (budget en DZD) et un dénominateur estimé (PIB nominal), tous deux sensibles au taux de change et aux hypothèses du FMI. La bonne pratique consiste à croiser les budgets réalisés (SIPRI/IISS) avec les comptes nationaux constatés (WEO), au lieu de se fier exclusivement aux projections. À défaut, on prend le risque d’une surestimation (ou sous‑estimation) mécanique. [imf.org], [imf.org]

5) « Souveraineté industrielle » marocaine : trajectoire réelle, horizon différé

Le texte met en scène un Maroc déjà « autonome » industriellement. La dynamique existe, mais elle s’inscrit dans le temps long :

  • MRO lourd F‑16 & C‑130 (Benslimane) : première pierre posée octobre 2025 (Lockheed Martin, Sabena Engineering, MEDZ) ; mise en service prévue S2‑2026. Capacité à terme : PDM lourdes, modernisations, y compris chemin vers un standard « Viper ». [ledesk.ma], [medias24.com]
  • Tata Advanced Systems Maroc (Berrechid) : inauguré fin septembre 2025, premier site défense « overseas » de TASL ; objectif : produire le WhAP 8×8 pour les FAR et l’export africain, montée en puissance graduelle. [maroc.ma], [military.africa]
  • Drones turcs : Akinci livrés au Maroc en février 2025 ; Baykar a enregistré une filiale au Maroc (Atlas Defence) pour la maintenance/industrialisation TB2/Akinci. Là encore, la souveraineté passe par une chaîne MCO locale avant d’être productive. [military.africa], [armyrecognition.com]

Conclusion honnête : cap et cadre sont posés ; l’autonomie demeure un objectif 2025–2028, non un état déjà atteint. [ledesk.ma], [maroc.ma]

6) Contexte interne au Maroc : une inflexion sociale sous pression

Le gouvernement a explicitement fait du social un axe 2026 : 140 Mds MAD pour santé + éducation, >27 000 postes budgétaires, modernisation de 90 hôpitaux et accélération du préscolaire. Cette inflexion intervient sur fond de mobilisations de la jeunesse (« Gen Z 212 ») depuis fin septembre 2025, réclamant de meilleurs services publics et plus de transparence. Le PLF‑2026 traduit donc autant une vision qu’une réponse politique à des attentes sociales pressantes. [fr.africanews.com], [2m.ma]

7) Méthode : comment éviter les comparaisons biaisées

  1. Séparer systématiquement engagements (pluriannuels) et paiements (décaissements annuels). C’est la clef des lectures budgétaires comparées. [defensa.com]
  2. Choisir une métrique et s’y tenir : valeur absolue (en monnaie nationale), % du budget, % du PIB, par habitant ; chacune raconte une histoire différente. [imf.org], [imf.org]
  3. Croiser annonces industrielles, communiqués politiques et preuves indépendantes (imagerie, journaux officiels, WEO/IMF) avant d’affirmer des livraisons ou des ratios spectaculaires. [military.africa], [imf.org]

Verdict : au‑delà des slogans, la réalité est nuancée

  • Maroc : une trajectoire de modernisation financée par engagements, avec des paiements 2026 contenus (55,3 Mds MAD) et une priorité affichée au social (140 Mds MAD). La montée en puissance industrielle est réelle, mais échelonnée (2025–2028). [defensa.com], [2m.ma]
  • Algérie : un effort militaire élevé en 2026, oui ; mais l’architecture budgétaire demeure massivement sociale (salaires publics, subventions, enveloppes éducation/santé en valeurs absolues supérieures à celles du Maroc), ce que l’article de defensa passe sous silence. [algerie-eco.com], [seybousetimes.dz]

Au Maghreb, la rivalité stratégique s’exprime dans les budgets, les partenariats et les symboles technologiques. Mais la substance d’une politique publique se juge sur la méthode et dans la durée. À ce test, l’article de defensa.com ressemble moins à une boussole qu’à un miroir déformant : il projette des préférences industrielles et narratives, plus qu’il n’éclaire la hiérarchie réelle des priorités nationales de part et d’autre.


Par Belgacem Merbah


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